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Des lettres de Marcel Proust révèlent ses ambitions.

Des lettres de Marcel Proust datant de 1913 à 1916 et s’étalant sur plus de 90 pages seront mises à l’encan chez Christie’s le 7 octobre à Paris. Estimées entre 200.000 et 300.000 euros, ces lettres sont adressées par Marcel Proust à son ami René Blum, alors secrétaire général du quotidien Gil Blas, bien introduit dans le monde de l'édition.

Cette correspondance s’ouvre sur une lettre de février 1913, dans laquelle Proust demande à son ami de soumettre son texte à Bernard Grasset, en vue d’une publication à compte d’auteur. Il détaille les conditions de son projet de publication et laisse entendre sa lassitude liée à ses précédentes tentatives infructueuses : « Si M. Grasset édite le livre à ses frais, il va le lire, me faire attendre, me proposer des changements, de faire des petits volumes, etc. Et aura raison au point de vue du succès. Mais je recherche plutôt la claire présentation de mon œuvre. Ce que je veux c’est que dans huit jours vous puissiez me dire, c’est une affaire conclue, votre livre paraîtra à telle date. Et cela n’est possible qu’en payant l’édition ». Pour convaincre son interlocuteur, il n’hésite pas à utiliser des arguments parfois composés de toute pièce : « Ainsi j’ai dit à certaines personnes (et les lettres que je vous montrerai vous prouveront que je disais vrai) qu’un éditeur fort célèbre avait demandé à éditer ce livre à ses frais à et des conditions brillantes pour moi ».

En février 1913, avant même la signature d’un contrat d'édition, Proust ambitionne déjà des prix littéraires : « Si cela pouvait faire plaisir à M. Grasset, je pourrais le présenter à un prix Goncourt quelconque ; je dis cela un peu au hasard car je ne sais pas très bien ce que c'est que le prix Goncourt ».

Lorsque René Blum parvient à faire éditer par Bernard Grasset le premier volume de A la recherche du temps perdu, Marcel Proust lui témoigne sa reconnaissance : « Cher René Blum, il faut absolument que vous me demandiez un service quelconque car vous me ferez bien plaisir ».

Cette correspondance nous révèle également la stratégie commerciale de Proust qui considère autant la future audience de son livre que les profits qu’il peut espérer : « Grasset m’avait d’abord demandé de faire les volumes à 10 f. Il m’aurait donné 4 f. par exemplaire et de cette façon disait que je pourrais rentrer dans mes « débours », tandis qu’avec un livre de 3.50 aussi cher de fabrication que sera celui-là (700 pages) je ne le pourrais pas. Mais je n’ai pas voulu que ma pensée fut réservée à des gens qui dépensent 10 francs pour un livre et qui sont généralement plus bêtes que ceux qui achètent des volumes à 3, aussi j’ai tenu au volume à 3.50 ».

A travers ces lettres, on devine également les manœuvres de l’auteur pour assurer la publicité de son ouvrage. Sollicitant ses amis proches des cercles littéraires, Jean Cocteau, Lucien Daudet et Louis de Robert en tête, il demande également l’assistance de René Blum pour obtenir un papier dans le Gil Blas : « N’y aurait-il pas moyen que le Gil Blas donne un large extrait du bel article que Jacques Blanche me consacre dans l’Echo de Paris de ce matin (dans l’Echo de mercredi) ».

Lorsque Gallimard s’intéresse à son livre, c’est à nouveau à René Blum qu’il fait appel pour tenter de se défaire de ses obligations contractuelles envers Bernard Grasset : « Je trouve que je n’agirais nullement mal en vous demandant de me démarier ».

En octobre 1917, Gaston Gallimard rachète à Grasset les deux cents exemplaires invendus de Du côté de chez Swann, les habille d'une couverture NRF et les remet en vente. Il faudra attendre l’après-guerre, en juin 1919 pour que Gallimard réédite les deux premiers volumes de A la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann et À l'ombre des jeunes filles en fleurs.

Quelques mois plus tard, le 10 décembre 1919, Marcel Proust reçoit le 17e prix Goncourt pour A l'ombre des jeunes filles en fleurs, alors que Roland Dorgelès était parti favori. 

Un exemplaire du tirage courant de la deuxième édition d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs, rehaussée d’un envoi au critique et poète Henri Ghéon, estimée 8.000 à 12.000 €, fera partie de la même vente chez Christie's.

Proust y fait référence à L’Homme né de la guerre publié en 1919, dans lequel Henri Ghéon fait le récit de sa conversion au catholicisme après son expérience douloureuse de la guerre : « Cher Monsieur, je vous ai écrit, il y a un mois, une longue lettre de dix pages (très admirative) sur votre livre ; et aussi je vous parlais beaucoup de vous. Mais il me semble si imprudent de parler d’états (comme l’état religieux) par où l’on n’a pas encore passé effectivement et qu’on anticipe seulement par l’intelligence et par le cœur, que j’ai craint d’avoir péché, dans ma lettre, par défaut – ou excès – d’intelligence de cet état. Aussi je ne vous l’ai pas envoyée et comme je suis tombé gravement malade depuis je n’ai pu encore vous récrire. »

Les échanges entre Proust et Ghéon n’ont pas toujours été aussi cordiaux. En 1914, Henri Ghéon consacre un article peu flatteur au premier volume d’A la Recherche du Temps perdu expliquant que Proust avait fait « ce qui est proprement le contraire de l’œuvre d’art, c’est-à-dire l’inventaire de ses sensations, le recensement de ses connaissances ».

Proust y avait répondu par une longue lettre (Kolb, XIII, 22) arguant : « je n’admets pas qu’on juge un auteur sur son dessein et non sur son livre ». La « longue lettre de dix pages (très admirative) » jamais envoyée par Proust (Kolb, XVIII, 252) n’est d’ailleurs pas aussi admirative que l’écrivain veut bien l’écrire : qualifiant le destinataire de « juge le plus ferme (vous voyez que je suis sans rancune) des choses de la littérature », il évoque seulement son « bien beau livre » pour revenir plus longuement sur « l’article si dénigreur que vous aviez écrit ». Avec cet envoi, il semble que l’écrivain cherche à attirer cette fois-ci les faveurs du critique pour que son roman remporte le prix Goncourt quelques mois plus tard…

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