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Alice Munro : trahison et culture du silence.

C'est une nouvelle qui a bouleversé de nombreuses admiratrices d'Alice Munro, l'auteure canadienne nobélisée en 2013. Dans un article publié le 7 juillet dans le quotidien Toronto Star, la fille de la romancière, Andrea Skinner, accuse son beau-père, Gerald Fremlin, de l'avoir agressée sexuellement quand elle était enfant. Elle dénonce aussi l'inaction de sa mère et de son père tout au long de leur vie.

"Cette révélation est une trahison – une tempête qui emporte tout sur son passage", estime la journaliste Marsha Lederman, qui s'interroge dans un billet d'opinion de The Globe and Mail : "Comment est-il possible de continuer à lire Munro ?" Très tranchée, elle estime que toute l'œuvre de la romancière "apparaîtra sous un autre prisme – si tant est qu'on ait encore envie de la relire".

Alice Munro, décédée en mai dernier, était célébrée pour son œuvre, principalement des nouvelles, disséquant avec finesse les ressorts de la vie intime, notamment des femmes. Ce scandale bouleverse ainsi d'autant plus les écrivaines qui la considéraient comme un modèle, choquées par les accusations de sa fille selon lesquelles elle avait pris le parti de son époux.

Michelle Dean, originaire de la vallée de l'Outaouais, près d'Ottawa, région sur laquelle Alice Munro a beaucoup écrit, confie que la culture du silence est de mise dans les familles de cette région. "On a écrit souvent à propos d'Alice qu'elle trouvait l'universel dans le particulier – eh bien, cette universalité ressemble beaucoup à la vie rurale 'discrète', protestante, blanche, bien particulière dans laquelle ma famille est enracinée", explique-t-elle sur le site américain The Cut. Plus nuancée que Marsha Lederman, elle sait que dans la réalité, la grande majorité des familles "ne réagissent pas aux agressions comme elles le font dans les films", mais ont plutôt "tendance à se protéger en sacrifiant celui ou celle qui a troublé leur tranquillité".

Michelle Dean, tout comme l'auteure Sarah Weinman, qui réagit également dans The Globe and Mail, s'est ainsi immédiatement remémoré un passage des Vandales, publié en 1993, peu après qu'Andrea Skinner a informé sa mère des agressions et que cette dernière a provisoirement quitté son conjoint, avant de prendre son parti. Sarah Weinman se dit "furieuse" d'avoir appris que ce secret était en fait connu de beaucoup de monde, "le pire étant que Fremlin n'a pas manifesté le moindre repentir, car il n'a jamais reconnu qu'il s'agissait d'une agression". Pour elle, cette affaire fait écho à l'histoire de Lolita de Nabokov et à sa réception : les critiques ayant inversé la culpabilité pour accuser Lolita, une fille de 12 ans, d'avoir aguiché Humbert Humbert, 37 ans.

"Nourri d'une mauvaise lecture de Lolita, Fremlin plaque sur Andrea Skinner un libre arbitre dont il la prive complètement", écrit Sarah Weinman. "La décision de Munro de piller la réalité pour en faire de la littérature a eu des conséquences impardonnables, et le fait qu'elle ait privilégié son double littéraire – dont Fremlin était un élément central – au détriment de sa plus jeune fille salit son œuvre de manière irrémédiable."

Pour la journaliste Marsha Lederman, "le culte littéraire qu'on lui vouait est terminé". Alice Munro pouvait avoir été une victime, "mais elle est devenue autre quand elle a pris cette décision choquante : choisir son mari abusif et non sa fille, la vraie victime". Certains écrivains de renom ont également réagi sur les réseaux sociaux, relate le Toronto Star. "Si vous avez lu Munro, vous aurez remarqué que bien souvent des sales types sont valorisés, pardonnés, excusés ; il y a comme une sorte de résignation", analyse ainsi sur X l'Américaine Joyce Carol Oates.

En dénonçant publiquement cela, Andrea Skinner rétablit la vérité "et nous rappelle que les grands artistes ne sont pas forcément des gens bien, et que des monstres rôdent, peut-être et surtout, dans le petit monde tranquille et paisible de la littérature canadienne", conclut Sarah Weinman.

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