Alfred de Musset face à Voltaire : une relation complexe et contradictoire.

Alfred de Musset, figure éminente du romantisme français, a entretenu une relation particulièrement ambivalente avec la mémoire imposante de Voltaire. À première vue, l'on pourrait s'attendre à une opposition franche entre le jeune poète romantique et le philosophe des Lumières, tant le premier se distingue par son lyrisme exalté, et le second par son esprit critique et rationnel. Pourtant, l'analyse de l'œuvre de Musset révèle un rapport bien plus nuancé, où admiration et rejet se mêlent de manière complexe.

Une révolte au-delà du simple antagonisme stylistique

L'attitude de Musset envers Voltaire ne se limite pas à un simple rejet du style classique incarné par le patriarche de Ferney. Bien au contraire, c'est un malaise plus profond qui transparaît, un malaise existentiel qui va au-delà des questions de forme littéraire. Ce sentiment est magnifiquement illustré par l'apostrophe célèbre dans Rolla, où Musset interpelle Voltaire en des termes qui trahissent une inquiétude quasi métaphysique :

« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés. »
(Rolla, v. 1-4)

Dans ces vers, Musset exprime un désenchantement profond vis-à-vis de l'héritage laissé par Voltaire. Le monde façonné par les Lumières, selon Musset, est devenu résolument matérialiste, désabusé, incapable de trouver une quelconque consolation dans un ciel désormais vide de toute transcendance. Ce pessimisme, typiquement romantique, ne condamne pas seulement le style ou les idées de Voltaire, mais bien plutôt les conséquences de sa pensée sur la société du XIXe siècle, marquée par une perte de valeurs et de repères.

Voltaire, figure diabolique et destructrice

Musset, dans son œuvre, dresse souvent le portrait d'un Voltaire déformé, une figure qui prend des traits quasi démoniaques. Dans Rolla, Voltaire apparaît comme une créature maléfique, dont le souffle aurait « dépeuplé couvents et châteaux ». Cette vision, bien que caricaturale, n'est pas isolée dans la littérature de l'époque. Elle fait écho à une certaine rhétorique antirévolutionnaire encore vivace, qui voit en Voltaire le responsable de tous les maux engendrés par la Révolution française.

Paul Bénichou, dans L’École du désenchantement, souligne l'« application arbitraire à Voltaire des obsessions du romantisme noir » que fait Musset. En effet, cette représentation est emblématique de la manière dont certains romantiques, désillusionnés, projettent leurs propres angoisses sur la figure de Voltaire, en le transformant en un spectre ricanant, un double laïque de la statue du Commandeur.

Un Voltaire galvaudé et désuet

Malgré cette charge virulente contre Voltaire, Musset sait également faire la différence entre l'œuvre du philosophe et l'usage qui en a été fait par ses successeurs. Dans plusieurs de ses œuvres, il dénonce la manière dont les maximes de Voltaire ont été vidées de leur substance subversive pour devenir de simples clichés, des « défroques » bonnes à revêtir par des pamphlétaires sans imagination. Ainsi, Voltaire, qui autrefois incarnait l'esprit critique et la lutte contre les préjugés, apparaît sous la plume de Musset comme une figure dont l'influence est devenue superficielle, voire nuisible, à force d'avoir été galvaudée.

Dans La Confession d’un enfant du siècle, Musset décrit une société post-révolutionnaire où la raison, pourtant érigée en valeur suprême par les Lumières, ne mène plus qu'à un matérialisme plat et désenchanté. Il critique l'illusion bourgeoise qui réduit la vie à une succession de plaisirs éphémères, vidant de toute substance des concepts autrefois porteurs de sens, comme l'amour ou la foi.

Un héritage complexe : entre admiration et critique

Malgré son rejet apparent de Voltaire, Musset ne peut se défaire complètement de l'influence du philosophe. En réalité, il se montre souvent plus voltairien qu'il ne veut bien l'admettre. Ses critiques envers les excès du romantisme, son goût pour l'ironie mordante, et même sa manière de traiter la religion, trahissent une certaine parenté intellectuelle avec Voltaire.

Par exemple, dans Fantasio, Musset fait dire à son héros que « le monde entier se métamorphose sous les mains de l’homme ». Cette phrase, légère en apparence, rappelle les vers du Mondain de Voltaire, où le philosophe célèbre les progrès de la civilisation en dénonçant l'idéalisation naïve de l'état de nature. De même, Musset partage avec Voltaire une méfiance envers les dogmes religieux, mais, contrairement à ce dernier, il n'adhère pas au déisme serein des Lumières et se montre plus désespéré face à l'absence de transcendance.

Une influence indéniable dans le domaine théâtral

Le théâtre est probablement le domaine où l'influence de Voltaire sur Musset se fait le plus sentir. Dans son essai De la tragédie, Musset réfléchit sur la possibilité de renouveler le genre tragique en s'inspirant des œuvres de Voltaire, notamment Tancrède. Ce drame historique, ancré dans un Moyen Âge chrétien et mêlant politique, amour et foi, semble incarner pour Musset le modèle d'une tragédie moderne, à mi-chemin entre la rigueur classique et la liberté romantique.

Musset reconnaît à Voltaire le mérite d'avoir introduit plus d'action dans la tragédie française, un souhait qu'il partage et qu'il espère voir se réaliser dans un théâtre renouvelé, dégagé à la fois des contraintes classiques et des excès du drame romantique.

Un dialogue critique avec le siècle des Lumières

En définitive, l'attitude de Musset envers Voltaire ne se réduit pas à une simple opposition. Elle est plutôt le reflet d'un dialogue complexe entre deux époques, entre deux visions du monde. Musset, tout en rejetant certains aspects de l'héritage voltairien, ne peut s'empêcher de s'en inspirer pour nourrir sa propre réflexion sur la condition humaine, la société et l'art. Ce dialogue critique lui permet de se positionner non seulement comme un romantique désenchanté, mais aussi comme un écrivain profondément ancré dans une tradition intellectuelle qu'il admire autant qu'il la conteste.

Ainsi, la figure de Voltaire, loin d'être simplement une influence encombrante, devient pour Musset un miroir dans lequel il contemple les contradictions de son temps, tout en cherchant à les dépasser par une synthèse originale entre classicisme et romantisme.