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Alix ou l’Histoire dessinée : Jacques Martin, l’érudit du neuvième art.
De la case à la colonne antique
Né en 1948 dans les pages du Journal de Tintin, le personnage d’Alix, jeune Gallo-Romain à la mèche rebelle et au regard d’acier, est devenu l’un des héros les plus emblématiques de la bande dessinée historique. Son créateur, Jacques Martin (1921–2010), appartient à la génération des grands bâtisseurs de la BD franco-belge. Mais contrairement à Hergé, Franquin ou Peyo, il choisit l’Histoire comme terrain d’aventure, et fait de l’Antiquité un décor rigoureusement reconstitué. Entre documentation savante, narration classique et dessin à la plume, Alix incarne une certaine idée de la BD comme vecteur de culture.
Jacques Martin, un dessinateur archéologue
Dès ses débuts, Jacques Martin affirme son ambition documentaire. Formé au dessin d’architecture, passionné par l’archéologie et les civilisations anciennes, il s’impose une rigueur presque scientifique dans la représentation des temples, des costumes, des véhicules, des paysages. Il voyage, consulte les sources, lit les historiens. À la manière d’un Jean-Claude Golvin ou d’un archéologue illustrateur, il cherche à retrouver visuellement un monde disparu.
Le premier album, Alix l’intrépide (1949), pose les fondations de cet univers : Rome, Carthage, la Gaule, l’Égypte deviennent des terrains d’aventure réalistes. Le lecteur suit les pas d’Alix dans une Antiquité vibrant de détails authentiques, loin des clichés hollywoodiens.
Un héros au service de l’Histoire
Alix est un orphelin gaulois adopté par un Romain, Enak est son jeune compagnon égyptien. Ensemble, ils traversent les régions de l’empire à la veille de l’ère impériale. Mais contrairement à Astérix, qui caricature l’Histoire, Alix la prend au sérieux. Jacques Martin situe l’action à une époque charnière : le Ier siècle avant notre ère, entre la République déclinante et l’Empire naissant.
Les grandes figures historiques croisent parfois le chemin du héros : Pompée, César, Cléopâtre, Octave… mais jamais en vedettes. Loin du roman historique romancé, Martin construit des récits politiques et géopolitiques, où complots, trahisons, ambitions territoriales se mêlent aux péripéties classiques du feuilleton.
Une reconstitution fondée sur l'image et le récit
Le style graphique de Martin est d’une clarté absolue : héritée de la "ligne claire" d’Hergé (avec qui il collabora sur Tintin), son approche ajoute une dimension architecturale et descriptive très marquée. Les temples grecs, les villes romaines, les camps militaires sont dessinés avec une précision presque obsessionnelle.
Chaque planche est construite comme une maquette. Martin utilise la perspective centrale, les coupes en élévation, les vues de dessus, parfois jusqu’à la surcharge. Cette fidélité à l’architecture fait d’Alix une référence pédagogique autant qu’un objet artistique.
La narration, elle aussi, obéit à des codes classiques : récitatifs abondants, dialogues explicites, découpage régulier. Martin privilégie la clarté sur l’expérimentation, dans une logique d’accessibilité pour la jeunesse cultivée.
Les thématiques : empire, barbarie, identité
Jacques Martin interroge à travers ses récits plusieurs grandes tensions antiques — mais aussi modernes :
Empire vs liberté : Alix, même loyal à Rome, ne cesse d’interroger la légitimité de la puissance impériale.
Civilisation vs barbarie : mais la frontière est poreuse. Les "barbares" sont parfois plus justes que les élites romaines corrompues.
Identité personnelle : Alix est sans patrie. Gaulois adopté par un Romain, ami d’un Égyptien, il incarne un héros cosmopolite, pris entre fidélité et critique du pouvoir.
Ces questions résonnent avec les préoccupations du XXe siècle : la décolonisation, la guerre froide, la construction européenne. L’Antiquité de Jacques Martin est un miroir de l’actualité, travestie en toga et sandales.
L’héritage graphique et éditorial
Jacques Martin ne s’est pas limité à Alix. Il a créé d’autres séries historiques majeures : Lefranc (journalisme contemporain), Jhen (Moyen Âge), Orion (Grèce antique), Keos (Égypte). Il a aussi lancé la collection Les Voyages d’Alix, véritables livres documentaires illustrés sur des civilisations antiques (Rome, Pompéi, Persépolis, etc.).
Son influence est profonde dans la BD historique franco-belge : André Juillard, Jean Dufaux, Valérie Mangin, Marini lui doivent beaucoup. Aujourd’hui encore, Alix continue sous d’autres auteurs, preuve de la vitalité d’un héros devenu patrimoine.
Conclusion : Une Antiquité en cases, entre érudition et aventure
Avec Alix, Jacques Martin a inventé un genre à part : la BD d’aventure archéologique rigoureuse. En mêlant documentation, clarté narrative et ambition artistique, il a ouvert un espace inédit entre l’enseignement et le rêve. Son œuvre demeure un pont entre la bande dessinée et l’histoire, entre l’image et le savoir, entre le plaisir et la mémoire.
Pour les lecteurs, pour les collectionneurs, pour les amateurs d’Antiquité, Alix est bien plus qu’un classique : c’est un compagnon d’exploration — érudit, exigeant, passionné.
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