Alphonse Lemerre : une figure emblématique de l'édition littéraire française.

Né le 9 avril 1838 à Canisy, dans la Manche, Alphonse-Pierre Lemerre incarne une figure emblématique de l'édition littéraire française. Fils de cultivateur, il débute modestement comme coursier pour un notaire à Saint-Lô avant de s'installer à Paris vers 1860. C'est au passage Choiseul qu'il construit patiemment son avenir, tout d'abord comme commis chez le libraire Pierre-Paul Percepied, spécialisé dans les ouvrages religieux. En 1862, Lemerre acquiert le fonds de librairie classique de Percepied, amorçant ainsi une carrière qui marquera durablement le paysage éditorial français.

L’émergence d’un grand éditeur

En 1864, Alphonse Lemerre épouse Antoinette-Sophie Faynot, une modiste installée à proximité de sa librairie. Grâce à la dot de son épouse, il transforme son modeste commerce en une maison d’édition ambitieuse, à la recherche constante de perfection tant dans la qualité des textes que dans celle des supports. Il choisit comme emblème « l’Homme à la bêche », inspiré de la marque de Jean Maire, imprimeur à Leyde au XVIIe siècle, et adopte la devise « Fac et spera » (« Agis et espère »).

Dès ses débuts, Lemerre se distingue par ses choix éditoriaux. En 1865, il publie Ciel, rue et foyer de Louis-Xavier de Ricard, son premier ouvrage, suivi par le lancement de L’Art, un journal hebdomadaire réunissant de nombreux jeunes talents littéraires. Cette publication mènera en 1866 à la création du Parnasse contemporain, recueil de poésies inédites qui devient l’œuvre fondatrice du mouvement parnassien. En trois volumes publiés entre 1866 et 1876, ce recueil réunit les textes de 99 poètes, parmi lesquels Paul Verlaine, Théodore de Banville, et José-Maria de Heredia.

Les grandes collections de Lemerre

Lemerre entreprend également des travaux d’érudition remarquables. En 1866, il lance La Pléiade française, une réimpression soignée des œuvres des poètes de la Renaissance comme Ronsard et Du Bellay, imprimée sur papier de Hollande et réservée à 250 exemplaires numérotés. Parallèlement, il développe la « Bibliothèque d’un curieux », consacrée à des auteurs anciens oubliés, et la « Collection Lemerre », rassemblant les classiques français tels que Molière, Pascal ou La Fontaine.

D'autres initiatives, comme la « Petite bibliothèque littéraire », destinée aux auteurs anciens et contemporains, et les « Poètes contemporains », qui comptèrent environ 900 volumes en 1908, témoignent de sa volonté de promouvoir une littérature éclectique et de qualité.

Un soutien décisif aux poètes et écrivains

C'est au passage Choiseul, dans un modeste local devenu rapidement un lieu de rassemblement littéraire, que Lemerre accueille de nombreux jeunes poètes. Les discussions enflammées de ces « aiglons tapageurs » effraient parfois les clients habituels, mais forgent la réputation de l’éditeur comme défenseur des lettres. Il publie, à compte d’auteur, les premiers recueils de Paul Verlaine, dont Les Poèmes saturniens en 1866, Les Fêtes galantes en 1869 et La Bonne Chanson en 1870.

Anatole France, entré en 1869 dans la maison comme lecteur, souligne dans ses écrits l’attention exceptionnelle que Lemerre porte à l’esthétique de ses ouvrages : « Pour le choix des caractères, la beauté des fleurons, la grâce du format, il est peu d’éditeurs qui puissent rivaliser avec ce jeune libraire. »

Des œuvres d’art éditoriales

La publication en 1868 des Sonnets et eaux-fortes, illustrés par des artistes comme Gustave Doré et Jean-François Millet, inaugure une tradition de « livres de peintres ». Ce soin apporté à l’illustration et à l’impression contribue à faire des ouvrages Lemerre des objets prisés par les bibliophiles. En 1874, il publie Le Livre du bibliophile, manuel technique rédigué par Anatole France et tiré à un nombre très limité d’exemplaires, symbole de l’excellence artisanale qu’il poursuit inlassablement.

Succès et controverses

Le succès des éditions Lemerre ne se limite pas à la poésie. L’éditeur diversifie son catalogue avec des romans et des ouvrages illustrés, publiant des auteurs comme Paul Bourget, à qui il doit une part de sa fortune. Cependant, des différends financiers, comme celui opposant Lemerre à Bourget sur la question des droits d’auteur, ternissent sa réputation. Émile Zola, prenant position dans le Figaro, critique vivement les pratiques de l’éditeur.

Fin de carrière et héritage

Républicain et anticlérical, Lemerre s’implique aussi dans la vie publique, devenant maire de Ville-d’Avray, où il acquiert une résidence d’été. Sa bibliothèque personnelle reflète son amour des belles éditions, tandis que sa maison d’édition, dirigée par son fils dès 1900, continue de produire des ouvrages remarquables.

Alphonse Lemerre s’éteint le 15 octobre 1912 à Paris, laissant derrière lui une contribution majeure à l’histoire littéraire et éditoriale. Ses éditions, tant pour leur contenu que pour leur présentation, restent une référence pour les amateurs d’art typographique et les passionnés de littérature classique et moderne.