Bibliophilie, bibliomanie, bibliotaphie : aux frontières de la passion du livre.

La passion pour les livres a toujours été teintée d’un mélange complexe d’utilité et de futilité, une frontière mouvante qui n’a cessé de se redessiner au fil des époques. Si autrefois l’acquisition d’un ouvrage répondait à un désir de connaissance, aujourd’hui les motivations derrière la collection de livres peuvent apparaître plus floues, voire purement esthétiques. Dans son ouvrage Les petits mystères de l’Hôtel des ventes publié en 1862, Henri Rochefort décrit trois types d’amoureux des livres, dont les caractéristiques intriguent autant qu’elles amusent : le bibliophile, le bibliomane et le bibliotaphe. À travers une analyse de ces personnages, il explore les paradoxes et les excès d’une passion parfois déroutante.

Le bibliophile : une passion pour le contenu

Pour Henri Rochefort, le bibliophile est l'amateur de livres dans son acception la plus noble, l’homme qui achète pour lui, pour le contenu des œuvres, et non pour leur âge ou leur rareté. Cette définition met en avant le bibliophile comme celui qui recherche la valeur intellectuelle d’un ouvrage. À l’origine, nous dit Rochefort, le bibliophile est quelqu’un qui se procure un livre afin de l’étudier, de le comprendre, de l’aimer pour ce qu’il peut lui apporter d’unique en termes de savoir. Il incarne ainsi un certain idéal du lecteur engagé, absorbé dans sa quête de connaissance et de découverte. Par exemple, un véritable bibliophile se mettrait à la recherche d'un ancien récit du voyage de Christophe Colomb non pour sa rareté, mais pour approfondir sa compréhension de la découverte de l'Amérique. Ce qui anime ce passionné, c’est moins le prestige de posséder un ouvrage rare que l’expérience de lire et de méditer son contenu.

Cependant, Rochefort note avec regret que ce profil est en voie de disparition, remplacé par des amateurs de livres davantage intéressés par les objets eux-mêmes que par leur sens. Cette évolution pose la question de l’essence de la bibliophilie et de sa transformation en une pratique plus tournée vers la collection que la lecture.

Le bibliomane : le collectionneur frénétique

En contraste frappant avec le bibliophile, Rochefort décrit le bibliomane comme un « chasseur acharné » dont l'intérêt pour les livres est purement matérialiste. Le bibliomane se distingue par son obsession pour l’acquisition de livres rares, précieux, non pour leur contenu mais pour leur ancienneté, leur état de conservation, et leur esthétique. Cette fixation pour l’aspect matériel du livre va parfois jusqu’à l’absurde, comme en témoigne l’anecdote qu’évoque Rochefort : un bibliomane s’empresse d’acheter une collection de manuscrits arabes, captivé par la qualité du vélin et la beauté des caractères. Ce n’est que plus tard qu’il découvre, avec une pointe de désillusion, qu’il a dépensé une somme considérable pour ce qui s’avère être des registres de comptabilité d’épiciers et de marchands de chameaux. Cette anecdote illustre l’aveuglement qui caractérise parfois le bibliomane, prêt à investir dans des ouvrages sans en connaître le contenu, seulement attiré par l’apparence de l’objet.

Le bibliomane, par son acharnement, incarne un certain travers de la bibliophilie : il n’est pas tant un amoureux du livre qu’un accumulateur compulsif, entassant des œuvres dont il ne lira jamais une ligne. Cette figure peut évoquer aujourd’hui les collectionneurs de luxe, pour qui l’acquisition d’objets rares devient une fin en soi, éloignée de toute passion véritable pour leur usage ou leur signification.

Le bibliotaphe : gardien jaloux des trésors

Rochefort introduit également la figure du bibliotaphe, un personnage fascinant et mystérieux qu’il décrit comme le « tombeau des livres ». Le bibliotaphe est celui qui possède des livres rares mais les garde enfermés, comme des trésors inaccessibles. Contrairement au bibliomane, qui expose ses acquisitions, le bibliotaphe les dissimule avec une prudence excessive. Rochefort souligne que cette variété de collectionneur est bien plus fréquente qu’on pourrait le croire. Le bibliotaphe, en enfermant ses livres sous clef, prive le monde de leur beauté et de leur savoir, de peur qu’ils ne tombent dans d’autres mains. Il agit ainsi en gardien jaloux, veillant à la rareté de ses œuvres pour préserver leur caractère unique.

Rochefort utilise l’image du bibliotaphe pour évoquer une certaine avarice intellectuelle : le bibliotaphe possède, mais ne partage pas, se détournant même de l’esprit même du livre, qui est celui de la transmission du savoir. Cette attitude exclusive, protectrice à l’excès, semble faire écho à la relation ambivalente que le collectionneur entretient avec ses biens : il les chérit au point de les cacher, créant un paradoxe dans lequel la passion devient une forme de rétention.

Gustave Mouravit et le mythe du bibliomane

Si Henri Rochefort se livre à une description critique de ces profils de collectionneurs, il n’est pas le seul de son époque à s’interroger sur les excès de la bibliomanie. Gustave Mouravit, dans son ouvrage Le livre et la petite bibliothèque d’amateur, propose également une réflexion sur les dérives du collectionnisme. Mouravit, né en 1840 et mort en 1920, vécut à une époque où la bibliophilie atteignait son apogée, avec des collections somptueuses exposées comme des trophées. À travers ses écrits, Mouravit raille les bibliomanes dont l’amour du livre semble s’arrêter à l’objet matériel. Cependant, ironiquement, lorsque sa propre bibliothèque fut mise en vente après sa mort, elle révéla un attachement manifeste pour les objets rares et précieux, témoignant de cette « vanitas vanitatis » qui plane au-dessus de toute passion excessive.

Cette anecdote met en lumière la dimension profondément humaine des relations que les collectionneurs entretiennent avec leurs objets : même les plus critiques de la bibliomanie finissent parfois par céder à la tentation de la possession. Mouravit, tout en dénonçant les travers des bibliomanes, se montra lui-même, à sa manière, un bibliomane dissimulé.

L’évolution des motivations de la collection de livres

L’analyse de Rochefort et Mouravit résonne d’autant plus aujourd’hui que le monde des livres a évolué vers une diversité de pratiques, entre amateurs éclairés, collectionneurs esthètes et passionnés du numérique. Si le bibliophile traditionnel a presque disparu, remplacé par un marché de la rareté et de l’originalité, la fascination pour l’objet livre persiste, mais dans des formes renouvelées. La frontière entre utile et futile reste floue : les livres continuent d’être achetés pour leur contenu ou leur matérialité, mais aussi pour leur symbolique, leur aura et leur pouvoir d’évocation.

Aujourd’hui, les librairies d’occasion et les ventes aux enchères sont autant de lieux où se rencontrent ces différentes figures, qui toutes, à leur manière, témoignent de la place singulière qu’occupe le livre dans notre culture. La typologie que propose Henri Rochefort, enrichie par l’esprit critique de Mouravit, demeure une invitation à réfléchir à notre propre rapport aux livres, au-delà de la simple possession. Entre utilité intellectuelle et plaisir esthétique, le livre se dresse comme un objet riche de significations, prêtant à chacun le miroir de ses propres aspirations, de ses désirs et de ses contradictions.