Bulles à Gogo : un témoignage unique de l’évolution de la critique de bande dessinée (1988-1990).

Entre 1988 et 1990, Bulles à Gogo s'est imposée comme une revue critique trimestrielle singulière dans le paysage de la bande dessinée. Éditée par l’association tourangelle Pleine Page, cette publication alliait un souci professionnel dans sa maquette à une passion indéniable pour le neuvième art. En seulement sept numéros, Bulles à Gogo a su documenter un moment charnière dans l’histoire de la bande dessinée en France, tout en posant les bases d’un modèle de critique qui reste pertinent aujourd’hui.

Un contexte culturel et éducatif favorable

L'origine de Bulles à Gogo est intimement liée à une initiative éducative et culturelle : La Quinzaine du livre. Ce projet, actif en Indre-et-Loire depuis les années 1960, réunissait libraires, bibliothécaires et éducateurs pour promouvoir la lecture auprès des jeunes. Ces acteurs concevaient des listes raisonnées d’ouvrages pour les écoles, associant critiques bénévoles et événements tels que des expositions-ventes et des rencontres avec des auteurs. Dans ce cadre, un groupe s’est spécialisé dans la critique de bandes dessinées, posant les prémisses de la revue.

L’exposition-vente intitulée Bulles à Gogo, organisée en 1986 avec une affiche originale de Michel Lelong (Carmen Cru), a marqué une première étape vers la création de la revue. Deux ans plus tard, Bulles à Gogo voyait officiellement le jour avec le soutien d’un réseau local de bibliothécaires et de structures culturelles telles que la DRAC ou l’association AGIR (ancêtre du Centre régional du livre). Ce soutien institutionnel était le reflet de l’intérêt croissant des pouvoirs publics pour la bande dessinée, notamment sous l’impulsion de Jack Lang avec la création du CNBDI en 1984.

Une revue au croisement de la prescription et de la passion

Bulles à Gogo se distingue par sa double vocation : elle mêle une démarche éducative et prescriptive héritée de La Quinzaine du livre à un enthousiasme sincère pour la bande dessinée. La revue organisait ses critiques selon une grille d’évaluation claire, incluant des tranches d’âge (6-12 ans, 12-18 ans et adultes) et une notation visuelle incarnée par un petit personnage au sourire plus ou moins marqué, à l’instar du Ulysse de Télérama. Chaque critique était validée par un comité de lecture composé d’au moins trois membres.

Cette organisation reflétait une volonté de rendre accessible la bande dessinée à un large public tout en offrant une expertise critique. Pourtant, Bulles à Gogo restait profondément ancrée dans l’univers des amateurs, avec une équipe principalement composée de passionnés non professionnels.

Une production artisanale mais ambitieuse

Le premier numéro de la revue, présenté au Salon du livre de Paris en avril 1988, témoigne de la rigueur de l’équipe. Composé de 48 pages au format A5 agrafé, il offrait des critiques d’albums parus entre octobre 1987 et mai 1988, un éditorial et un article de fond signé Pierre-Yves Delarue, graphiste et auteur issu du fanzine Trisonik 21. La maquette, réalisée sur Macintosh SE, combinait des outils numériques à des techniques manuelles pour intégrer les illustrations, reflétant une certaine débrouillardise technique.

La revue, vendue 20 francs, bénéficiait d’une présentation soignée : papier glacé, mise en page claire sur deux colonnes et couvertures en bichromie, souvent illustrées par des artistes locaux. Ce souci esthétique, rare dans le milieu des fanzines, permettait à Bulles à Gogo de rivaliser avec des publications professionnelles comme Scarce.

Un panorama exhaustif de la production de l’époque

Malgré sa pagination modeste, la revue parvenait à couvrir une part significative de la production de bandes dessinées de son époque. Entre 1988 et 1990, Bulles à Gogo a chroniqué 415 albums, soit près de 70 % des nouveautés annuelles selon les estimations de l’époque. Cette exhaustivité était rendue possible grâce au soutien de partenaires locaux, tels que La Nouvelle République et la librairie La Maison de la presse, qui fournissaient les ouvrages.

Chaque numéro comportait également un dossier thématique signé Pierre-Yves Delarue, abordant des sujets variés tels que les festivals de bande dessinée, les petits éditeurs ou encore les frontières esthétiques du neuvième art. Ces articles témoignent d’une réflexion approfondie sur l’évolution du médium, comme en témoigne l’analyse du chef-d’œuvre Feux de Mattoti, salué pour sa modernité graphique.

Les défis d’un modèle fragile

Malgré un succès initial (150 abonnements, principalement issus de collectivités), Bulles à Gogo a rapidement rencontré des difficultés structurelles. La baisse des recettes publicitaires et l’épuisement progressif de l’équipe ont pesé sur la périodicité et la qualité de la revue. Le passage à l’impression offset, rendu possible par l’achat d’un nouveau Macintosh, n’a pas suffi à enrayer cette dynamique.

Le dernier numéro, paru en juin 1991 après neuf mois de retard, reflète cet essoufflement. L’éditorial reste silencieux sur les difficultés rencontrées, mais l’absence de relances auprès des abonnés et la diminution des critiques témoignent d’une fin de parcours inévitable. Après cet ultime numéro, l’association Pleine Page cesse toute activité éditoriale, bien qu’elle continue à exister quelques années avant de transférer ses fonds à l’éditeur Week-end doux.

Un héritage durable dans un paysage en mutation

Les années de parution de Bulles à Gogo coïncident avec une période de transformation majeure pour la bande dessinée en France. La disparition de périodiques emblématiques comme Métal Hurlant (1987) ou Pilote (1989) marque le basculement vers une production centrée sur les albums, tandis que la multiplication des titres réduit leur temps d’exposition en librairie. Ce contexte rendait le modèle de publication de Bulles à Gogo de plus en plus difficile à maintenir.

Pourtant, la revue reste un témoignage précieux de cette époque. Elle offre un panorama complet des productions courantes, des chefs-d’œuvre comme Feux aux œuvres plus modestes, tout en reflétant l’évolution de la critique de bande dessinée, encore marquée par des pratiques amateurs.

Un modèle inspirant pour la critique contemporaine

Bulles à Gogo préfigure des initiatives comme L’Avis des bulles, lancée en 1998, qui s’est imposée comme une référence pour les libraires et bibliothécaires. À travers son approche méthodique et passionnée, la revue a démontré l’importance de médiateurs éclairés pour accompagner la découverte et l’appréciation de la bande dessinée.

Plus qu’un simple outil de prescription, Bulles à Gogo incarne une vision pluraliste et engagée de la critique, où amateurs et professionnels se rejoignent pour défendre un art en constante évolution.