Ernest Quentin-Bauchart : l'âme bibliophile d'une époque révolue.

Né le 14 septembre 1830 dans l’Aisne, Ernest Quentin-Bauchart est l’une des figures emblématiques de la bibliophilie française du XIXe siècle. Son parcours de collectionneur passionné, enrichi par ses multiples publications et ses relations avec les plus grands amateurs de livres de son temps, illustre parfaitement la fièvre qui anima le marché des livres anciens entre 1872 et 1880. Membre de la Société des Bibliophiles François à partir de 1887, Quentin-Bauchart passa les dernières décennies de sa vie à Villiers-le-Sec, dans le château familial hérité de son grand-oncle, Jean de Berleux, construit avant la Révolution dans un style Louis XVI. Il y décédera en décembre 1909, à l’âge de 79 ans.

Les origines d'une passion

C’est en 1862 que naît la passion d’Ernest Quentin-Bauchart pour les livres. Son père reçoit alors une lettre d’Alexandre Poiret, un ami de la famille et fils d’un célèbre naturaliste, qui lui offre un petit volume ancien. Ce livre in-16, en cartonnage vert, semblait insignifiant de prime abord, mais il renfermait un véritable trésor : des pièces gothiques imprimées à Rouen au milieu du XVIe siècle. Ce recueil avait appartenu à l’un de ses ancêtres, Jean Berleux, et revenait dans la famille après avoir été perdu pendant près d’un siècle. Ce geste éveilla en Ernest une curiosité et un goût pour la bibliophilie qui allaient marquer toute sa vie.

Le contenu de ce petit volume, contenant notamment le poème Héro et Léandre ainsi que la déploration de France sur la mort de Clément Marot, marqua profondément le jeune bibliophile. Ce livre, après de nombreuses péripéties, termina dans la collection prestigieuse de J. Edouard de Rothschild, où il est conservé encore en 1910.

Une vie dédiée aux livres

Quentin-Bauchart se fit rapidement un nom dans le monde de la bibliophilie. Le légendaire expert Potier tenta d’acquérir ce premier recueil pour le compte d’un autre collectionneur, mais Ernest refusa de s’en séparer. Cette anecdote illustre bien l’attachement presque viscéral qu’il éprouvait pour ses livres, qu’il considérait comme des trésors irremplaçables.

Dans une lettre datée du 26 avril 1894, il raconte comment il avait fait imprimer quatorze plaquettes à partir de ce recueil, et qu’il fut forcé de s’en séparer dans des circonstances difficiles. Pourtant, la vente lui rapporta 14 000 francs, une somme considérable pour l’époque, qui, dit-il avec humour, aurait été la bienvenue s’il avait eu à subir une seconde "robe de Nessus".

La bibliothèque de Quentin-Bauchart

La bibliothèque d’Ernest Quentin-Bauchart comptait des ouvrages parmi les plus rares et précieux du marché. On trouve dans ses souvenirs des titres emblématiques, tels que La Complainte du berger d'Alain Chartier (vers 1510) ou L’amour de Cupido et de Psiché de J. Maugin (Paris, 1586), illustré par une série de gravures inspirées des peintures de Raphaël. Parmi ses plus belles acquisitions figurait également une édition des Fables de La Fontaine, retrouvée par hasard dans une boîte à papier d’un épicier de Cambrai et payée seulement 5 francs.

En 1874, Quentin-Bauchart publia Mes livres, un ouvrage qui répertorie les principaux ouvrages de sa collection et qui fut suivi de deux rééditions en 1877 et 1881. Ce catalogue est une véritable mine d’informations pour les historiens de la bibliophilie, offrant un aperçu des œuvres qui constituaient l’une des bibliothèques privées les plus admirées de son temps.

La folie des livres (1872-1880)

L’époque à laquelle vécut Quentin-Bauchart fut marquée par une véritable explosion du marché des livres anciens. Entre 1872 et 1880, la bibliophilie devint une passion dévorante pour une poignée de collectionneurs qui parcouraient les étalages de libraires, fouillaient les boutiques et chassaient les livres rares avec une ardeur comparable à celle des joueurs ou des amoureux. Henri Béraldi, un autre bibliophile célèbre, décrivit cette période comme un "sabbat des livres", où chaque collectionneur était prêt à tout pour obtenir la pièce rare.

Ernest Quentin-Bauchart se retrouva au cœur de cette frénésie, fréquentant les plus grands collectionneurs de l’époque, tels que le baron Sosthène de la Roche-Lacarelle, le baron Jérôme Pichon ou encore le comte de Fresnes. Tous partageaient cette passion dévorante pour les éditions rares, les reliures d’exception et les provenances prestigieuses.

L’héritage d’un collectionneur

Parmi les grands succès de Quentin-Bauchart, l’acquisition d’un exemplaire du Daphnis et Chloé de 1757, relié par Dubuisson pour Madame de Pompadour, reste l’une des plus marquantes. Acheté pour 3 000 francs, cet ouvrage fit grand bruit parmi les bibliophiles et fut adjugé 17 500 francs lors de la vente de sa bibliothèque après sa mort.

Cependant, Quentin-Bauchart ne collectionnait pas uniquement pour la spéculation. Sa passion pour les livres anciens était avant tout motivée par un amour sincère pour la beauté des objets qu’il acquérait. Ce sont ces trésors, ces "merveilles enfouies en province ou perdues sur les quais", qu’il sauva de l’oubli et de la destruction.

"Les femmes bibliophiles" et autres ouvrages

Parmi ses nombreuses contributions à la bibliophilie, Quentin-Bauchart publia en 1886 Les femmes bibliophiles, une œuvre en deux volumes qui recense les collections des grandes dames de France. Ce livre lui ouvrit les portes de la Société des Bibliophiles François et demeure l’un des ouvrages de référence sur le sujet.

Il s’intéressa également aux bibliothèques royales, publiant des études sur la bibliothèque de la reine Marie-Antoinette (1884) et celle de Fontainebleau (1891), où il décrivit avec minutie les exemplaires rares appartenant aux derniers Valois.

Une retraite consacrée aux souvenirs

Vers 1904, Quentin-Bauchart se retira progressivement de la scène publique et vécut ses dernières années dans son château de Villiers-le-Sec, entouré de ses souvenirs et de ses livres. S’il déplorait l’évolution du marché des livres, regrettant que les bibliothèques aient été remplacées par des étagères où s’entassaient des objets sans âme, il restait fidèle à sa passion.

En 1895, il publia A travers les livres, un recueil de souvenirs où il rend hommage à l’âge d’or de la bibliophilie et aux grands collectionneurs qui l’ont accompagné tout au long de sa vie. Dans cet opuscule, il évoque avec nostalgie les ventes de ses confrères et les trésors qu’il a pu admirer.

Ernest Quentin-Bauchart fut un bibliophile d’exception, un passionné dont l’amour pour les livres anciens ne se limita jamais à une simple accumulation d’objets précieux. Sa quête incessante de la perfection, ses relations avec les plus grands amateurs de son temps, et son attachement aux reliures et éditions rares font de lui une figure emblématique de la bibliophilie française du XIXe siècle. Son héritage perdure à travers ses écrits et les trésors qu’il a su préserver pour les générations futures.