Longtemps considérée comme un loisir de garçons, la bande dessinée franco-belge classique a relégué les femmes aux...
Femmes sous cases : représentations féminines dans la BD franco-belge (1950–1980).
Des héroïnes en pointillé
Longtemps considérée comme un loisir de garçons, la bande dessinée franco-belge classique a relégué les femmes aux marges du récit : mères effacées, objets de désir, faire-valoir des héros masculins. De 1950 à 1980, la présence féminine dans les pages de Spirou, Tintin, Pilote ou Vaillant est non seulement minoritaire, mais souvent stéréotypée, voire invisible. Cette situation n’est pas le fruit du hasard : elle résulte d’une culture éditoriale masculine, d’un contexte social conservateur, et de logiques commerciales ciblant un lectorat présumé exclusivement masculin.
La grande absente : l’époque d’Hergé et de la BD "jeune garçon"
Il suffit de feuilleter les albums de Tintin pour constater la quasi-absence de personnages féminins. Sur 23 albums, on compte à peine une poignée de femmes, souvent secondaires : la Castafiore, quelques paysannes ou secrétaires, parfois une espionne. Cette invisibilisation n’est pas neutre. Elle traduit une vision du monde aventureux comme réservé aux hommes, et des rôles féminins comme accessoires ou perturbateurs.
Hergé s’en expliquait parfois : « La bande dessinée est un monde d’action, et les femmes ne s’y intègrent pas facilement. » Mais cette conception essentialiste est révélatrice d’un état d’esprit : la femme n’est pas un sujet, elle est un détour.
Les femmes chez Dupuis : de la mère à la pin-up
Dans les séries publiées par Dupuis (Spirou, Gaston, Buck Danny, Les Schtroumpfs...), les personnages féminins sont rares et archétypaux. On retrouve souvent trois figures dominantes :
La mère (ou figure maternelle) : bonne cuisinière, rassurante, silencieuse (comme la mère de Spirou, jamais représentée mais toujours supposée).
La secrétaire : polie, compétente, mais sans profondeur (Miss Flanner dans Spirou).
La jeune femme séduisante : objet de désir distant, souvent caricaturale, comme dans Jerry Spring ou Red Ryder.
Une exception notoire : Natacha, hôtesse de l’air créée par Walthéry en 1970. Elle est autonome, active, parfois drôle, mais sa plastique est si mise en valeur que son statut d’héroïne féminine indépendante est ambigu. Elle est aussi destinée aux jeunes hommes adolescents, dans une esthétique proche de la pin-up.
La caricature dans l’humour : Gotlib, Uderzo, Tabary
Dans les séries humoristiques, les femmes sont souvent exagérées à l’extrême, comme figures de burlesque ou de fantasme. Chez Gotlib (Rubrique-à-brac), elles sont tantôt grosses mères autoritaires, tantôt allumeuses absurdes. Chez Tabary (Iznogoud), la concubine ou la princesse sont interchangeables, caricaturales, orientalisées à outrance.
Dans Astérix, Uderzo et Goscinny jouent de la misogynie traditionnelle gauloise pour rire : les femmes y sont bavardes, jalouses, fâchées ou jalouses des romaines mieux habillées. Seule Falbala émerge comme une icône féminine plus respectée, mais elle reste un objet de désir pour Obélix.
Des tentatives d’émancipation (années 70–80)
À partir de la fin des années 1970, dans les revues plus adultes (À Suivre, Circus, Charlie), de nouvelles figures féminines émergent. Des autrices comme Claire Bretécher, Chantal Montellier, Florence Cestac prennent la parole. Leurs récits abordent le quotidien, la sexualité, la condition des femmes, souvent avec ironie.
Bretécher, avec Les Frustrés, dynamite les archétypes : elle donne à voir des femmes intellectuelles, névrosées, militantes, drôles, loin de la ménagère idéale. Elle représente aussi les hommes dans leur fragilité ou leur vanité.
Du côté des hommes, certains évoluent aussi : Cabanes, Comès, Tardi créent des personnages féminins forts, ambigus, douloureux. L’ère du héros viril monolithique touche à sa fin.
La construction du regard masculin (male gaze)
Ce que révèlent ces trente années de BD, c’est la domination du regard masculin sur la narration graphique. Le "male gaze", pour reprendre l’expression de Laura Mulvey, désigne la manière dont les femmes sont représentées du point de vue d’un homme hétérosexuel, souvent comme objets de désir ou de contrôle.
La bande dessinée franco-belge de 1950 à 1980 illustre cela à merveille :
Les femmes sont rares, donc exceptionnelles.
Quand elles sont présentes, c’est pour troubler l’ordre masculin (séduction, jalousie, maternité).
Leurs corps sont souvent stéréotypés : fines tailles, jambes longues, bustes mis en avant — ou, à l’inverse, figures comiques grotesques.
Conclusion : Une BD en chantier
Entre 1950 et 1980, la bande dessinée franco-belge n’a pas su représenter les femmes à leur juste place. Mais elle a lentement évolué, parfois malgré elle. Aujourd’hui, cette histoire visuelle reste un champ critique passionnant, qui permet d’interroger non seulement les représentations genrées, mais aussi le rôle de la BD dans la construction des imaginaires collectifs.
Heureusement, la génération suivante a ouvert les portes : Larcenet, Satrapi, Bagieu, Vanyda, Nine Antico, Riad Sattouf, Alison Bechdel, et tant d’autres, proposent un autre regard — pluriel, vivant, contrasté.
Mais relire Spirou, Tintin ou Astérix avec un œil critique, c’est déjà une façon de progresser : reconnaître les manques, les biais, les silences, pour mieux écouter — et lire — les voix que l’on avait longtemps écartées.
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