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Hergé et l'influence du cinéma ou quand la transition du muet au parlant façonne la bande dessinée moderne.
La bande dessinée, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est indissociable de l’œuvre d’Hergé, créateur de Tintin. Or, les origines de ce médium remontent à une période cruciale de l’histoire du cinéma : la transition du muet au parlant. Cet article propose d’explorer les influences du cinéma, et plus spécifiquement du cinéma oral, sur la naissance et le développement de la bande dessinée moderne. En nous appuyant sur des travaux récents et des analyses d’œuvres clés, nous tenterons de comprendre comment cette période de transition cinématographique a façonné la narration et l’esthétique de la bande dessinée, tout en examinant les traces de cette influence dans le travail d’Hergé.
Le cinéma oral : une tradition influente
Germain Lacasse, dans ses travaux, a introduit le concept de « cinéma oral » pour désigner une forme d’appropriation du cinéma par la tradition orale au début du XXe siècle. Dans cette perspective, le cinéma muet n’était pas aussi « muet » qu’on pourrait le croire : il était souvent accompagné par un bonimenteur, un narrateur qui commentait le film, traduisait les intertitres et interagissait avec le public. Ce cinéma oral était donc une performance interactive, où la culture locale et la langue jouaient un rôle central.
Hergé, né en 1907 à Bruxelles, a grandi dans un environnement où ces pratiques étaient courantes. Il a été exposé dès son plus jeune âge à ces formes de cinéma, notamment à travers les bonisseurs bruxellois, qui adaptaient les films pour un public local, souvent multilingue. Ces expériences ont profondément marqué son imaginaire et son approche narrative, comme en témoignent ses premières œuvres.
Hergé et le cinéma oral : une influence sous-estimée
L’œuvre d’Hergé montre de nombreuses références et influences directes du cinéma oral. Dans Les Aventures de Totor, C.P. des Hannetons, série publiée de 1926 à 1929, on observe des éléments narratifs et esthétiques qui rappellent le cinéma bonimenté. Par exemple, chaque bande commence par un panneau présentatif où Totor, le personnage principal, se tient devant un cinématographe et présente ses propres aventures. Ce procédé, qui place le personnage en interaction directe avec le lecteur, rappelle la manière dont un bonimenteur introduisait et commentait un film.
De plus, les textes accompagnant les images dans cette série sont souvent plus que de simples descriptions : ils approfondissent l’action, explicitent des détails ou créent des effets comiques, comme le ferait un bonimenteur. Cette interaction entre texte et image, où le texte n’est pas redondant mais complémentaire, souligne l’influence du cinéma oral sur la narration d’Hergé.
La transition vers le parlant : un tournant pour la bande dessinée
La transition du cinéma muet au parlant a eu un impact décisif sur l’évolution de la bande dessinée. Hergé, qui débute avec Totor, passe à une forme plus élaborée de bande dessinée avec Tintin au pays des Soviets en 1929. Cette œuvre marque un tournant : les cases s’émancipent du texte explicatif, les personnages prennent la parole directement, et l’action devient plus dynamique.
Certains critiques, comme Peeters (2006), voient dans ce passage de Totor à Tintin une analogie avec l’évolution du cinéma, du muet au parlant. Selon eux, Tintin serait la première bande dessinée moderne précisément parce qu’elle incorpore cette dimension sonore, symbolisée par les bulles de dialogue. Cependant, cette transition ne s’est pas faite sans ambiguïtés ni hésitations, comme le montrent certaines œuvres d’Hergé.
Les hésitations d’Hergé et le retour du bonimenteur
Malgré cette évolution vers une bande dessinée « parlante », Hergé semble éprouver une certaine nostalgie pour les formes anciennes de narration, où un intermédiaire — le bonimenteur — jouait un rôle clé. Dans une bande dessinée de 1932 publiée dans Le Boy-Scout belge, Hergé oppose la vie solitaire et urbaine d’un personnage citadin à celle, collective et joyeuse, d’un jeune scout racontant des histoires autour d’un feu. Cette planche, entièrement muette, semble critiquer l’individualisme moderne tout en rendant hommage à la tradition orale du conteur.
Hergé réintroduit également des éléments du cinéma oral dans certaines séquences de Tintin. Dans Tintin au Congo, par exemple, il met en scène une projection cinématographique où Tintin utilise un phonographe pour sonoriser les images, une pratique typique du cinéma bonimenté. Ces références montrent que, malgré l’évolution vers le parlant, Hergé n’a jamais complètement abandonné l’idée d’une narration où un intermédiaire joue un rôle actif dans la médiation du récit.
Conclusion : un art hybride, entre cinéma et bande dessinée
L’œuvre d’Hergé, en particulier dans ses premières années, témoigne d’une influence profonde du cinéma oral et de la transition du muet au parlant. La bande dessinée moderne, telle que développée par Hergé, est un art hybride, qui intègre des éléments du cinéma tout en créant une nouvelle forme de narration visuelle. Cette hybridité est à la fois une réponse à l’évolution du cinéma et une manière de résister à l’institutionnalisation de ce dernier. En redonnant une voix à ses personnages, Hergé a créé une forme d’art populaire qui, tout en rendant hommage à ses racines cinématographiques, a su s’affirmer comme un médium autonome et innovant.
Cette exploration des influences cinématographiques sur la bande dessinée ouvre de nouvelles perspectives sur la manière dont les arts populaires se nourrissent mutuellement et évoluent en réponse aux changements technologiques et culturels. En réintroduisant l’oralité et la performance dans la bande dessinée, Hergé a non seulement enrichi son propre art, mais a également jeté les bases d’une tradition qui continue d’influencer les créateurs contemporains.
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