À travers les siècles, le livre de jeunesse a été bien plus qu’un simple objet de divertissement : il s’est affirmé...
Histoire et bande dessinée : une rencontre féconde entre narration graphique et savoir historique.
Une discipline longtemps méfiante face à l’image
Jusqu’à une période récente, l’histoire, en tant que discipline académique, s’est majoritairement construite autour du texte, reléguant les représentations visuelles – qu’il s’agisse de peinture, de photographie ou de bande dessinée – à la périphérie du discours scientifique. Héritiers d’une tradition fondée sur le primat du verbe, les historiens ont longtemps négligé les potentialités heuristiques de l’image, la considérant comme un outil récréatif, voire un support infantile, inapte à véhiculer un contenu sérieux.
Cette méfiance, Michel Thiébaut la pointe du doigt en soulignant le paradoxe d’une civilisation saturée d’images, mais encore réticente à leur confier une valeur pédagogique ou scientifique. Comme le remarque Michel Eloy dans un texte marquant sur le cinéma antique : « Nous vivons ce paradoxe d’une civilisation de l’image qui craint l’image ». Montrer devient suspect ; l’image, trop explicite, semble porter en elle une charge émotionnelle incontrôlable, là où le texte garde l’apparence du contrôle rationnel.
Aux origines d’un nouveau regard
Il faut attendre les années 1970 pour que l’univers académique commence timidement à reconsidérer la bande dessinée comme un objet digne d’étude. Jacques Haessel, dans sa thèse pionnière La bande dessinée historique (Université de Strasbourg, 1979), pose les premiers jalons d’une réflexion structurée sur le lien entre narration graphique et Histoire. Dans le même temps, des colloques comme celui organisé par Jean-Claude Faur à La Roque d’Anthéron permettent aux spécialistes de Lettres Classiques et modernes de s’exprimer sur le sujet, dans un paysage où les historiens sont encore largement absents.
Ce déséquilibre reflète une tendance plus générale : ce sont souvent les littéraires, les artistes et les pédagogues qui explorent les possibilités éducatives et critiques de la bande dessinée, bien avant que les historiens ne s’en emparent.
La bande dessinée comme document historique
Pour Michel Thiébaut, la bande dessinée est d’abord un support qui permet d’aborder l’Histoire de manière concrète, sensible et incarnée. L’exemple du Yellow Kid de Richard Felton Outcault (1895), personnage frondeur issu des bas-fonds new-yorkais, montre combien les premières planches américaines sont liées à un contexte socio-économique précis. Publiées dans les suppléments dominicaux de journaux comme ceux de Pulitzer ou Hearst, elles participent à l’émergence de la presse moderne et de la culture de masse.
De même, Buster Brown, autre création d’Outcault, traduit une évolution des représentations sociales, passant du monde ouvrier à celui de la bourgeoisie. À travers le mobilier, les costumes, les décors, ces bandes dessinées deviennent des fenêtres ouvertes sur les mentalités d'une époque.
Un autre exemple remarquable est celui du Grand Duduche de Cabu. À travers les aventures ironiques et mélancoliques d’un lycéen mal dans son époque, Cabu chronique les mutations de l’éducation nationale et de la société française de l’après-68, avec une acuité sociologique qui fait de ses planches de véritables documents pour l’historien du quotidien.
Bande dessinée et discours historique : entre didactique et fiction
Thiébaut propose une typologie claire des formes que peut prendre la bande dessinée lorsqu’elle s’empare de l’Histoire :
La bande dessinée didactique, illustrée par des séries comme L’Histoire de France en bandes dessinées (Larousse), où le récit cherche à restituer fidèlement les faits historiques.
La bande dessinée réaliste de fiction, apparentée au roman historique, où des œuvres comme Alix (Jacques Martin), Louis la Guigne (Giroud et Dethorey), ou Les Passagers du Vent (François Bourgeon) se distinguent par une reconstitution méticuleuse de leur époque.
La bande dessinée humoristique et parodique, avec Astérix en tête, qui s’appuie sur la caricature pour livrer un discours satirique souvent plus pertinent qu’il n’y paraît.
Dans chacun de ces cas, se pose la question cruciale de la documentation : sur quelles sources les auteurs s’appuient-ils ? Quels outils mobilisent-ils pour représenter fidèlement – ou consciemment infidèlement – les contextes historiques ?
Les sources des dessinateurs : une érudition graphique
Les auteurs de bande dessinée, loin de se limiter à une fantaisie personnelle, s’appuient souvent sur une documentation rigoureuse, quoique rarement explicitée dans les albums.
Certains, comme Alain Deschamps dans Bran Ruz et Kanata, publient leurs sources ; d’autres, à l’image de François Bourgeon (Les Passagers du Vent), collaborent avec des spécialistes comme Jean Boudriot, dont l’ouvrage en quatre volumes Le Vaisseau de 74 canons (1977) est une référence inégalée sur la marine du XVIIIe siècle.
L’usage des études illustrées, en particulier celles du XIXe siècle comme Le Costume historique d’Albert Racinet ou les gravures de Viollet-le-Duc, alimente une iconographie savante. Le National Geographic, abondamment illustré, constitue aussi une source majeure, tout comme les ouvrages de David Macaulay ou Peter Connolly, traduits en français pour un large public.
Enfin, musées, sites archéologiques, archives et même films (par exemple Samson et Dalila de Cecil B. DeMille pour certaines représentations bibliques) participent à l’élaboration de cet imaginaire graphique documenté.
Entre propagande et inspiration littéraire : le cas Hergé
L’article revient en détail sur deux albums de Tintin qui témoignent d’un usage très marqué de sources textuelles et idéologiques : Tintin au pays des Soviets et Tintin en Amérique. Le premier s’appuie largement sur le témoignage polémique de Joseph Douillet dans Moscou sans voile (1928), tandis que le second adapte un passage des Scènes de la vie future (1930) de Georges Duhamel, critique virulent de la modernité américaine.
Loin d’avoir tout inventé, Hergé transpose en images des discours idéologiques déjà bien établis, ce qui pose la question du discours sous-jacent de la bande dessinée et de sa réception critique.
Une pédagogie de l’histoire par l’image
L’enseignement de l’Histoire souffre parfois de son caractère abstrait, désincarné. La bande dessinée, en reconstituant un contexte de manière vivante, offre une passerelle précieuse entre savoir et imagination. Elle facilite l’identification du lecteur, propose des mises en situation, et rend tangibles des réalités anciennes par une immersion sensible.
Michel Thiébaut insiste sur l’importance de l’analyse critique des bandes dessinées : identifier les sources, confronter les images aux documents historiques, repérer les anachronismes, comprendre les choix de représentation. Autant de démarches qui, bien encadrées, deviennent autant d’exercices de méthode historique.
Vers une pédagogie pluridisciplinaire
La richesse visuelle et narrative de la bande dessinée appelle une approche transversale. Les professeurs de français, d’arts plastiques, d’histoire, mais aussi les documentalistes et enseignants de technologie ou d’arts appliqués peuvent collaborer pour valoriser les travaux sur le 9e Art. La réalisation de maquettes, l’étude de la perspective, ou la comparaison entre textes littéraires et adaptation graphique nourrissent des projets pédagogiques vivants et engageants.
Réhabiliter le 9e Art dans l’histoire
Ce que propose Michel Thiébaut dans cet article devenu classique, c’est une véritable réhabilitation de la bande dessinée comme vecteur légitime du discours historique. Ni pur divertissement, ni simple vulgarisation, la bande dessinée se révèle un terrain fécond d’analyse, de transmission et de réflexion critique. Elle invite à un apprentissage renouvelé de l’Histoire, non plus comme un enchaînement figé de dates et d’événements, mais comme une aventure humaine riche, complexe, et résolument ancrée dans les images que nous nous faisons du passé.
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