Jacques Réda, le dernier grand poète de la flânerie urbaine, s'en est allé.

Jacques Réda, figure majeure de la poésie française du XXᵉ siècle, s'est éteint à l'âge de 95 ans, laissant derrière lui une œuvre monumentale et singulière. Avec plus de quatre-vingts titres publiés en soixante-douze ans de carrière, il aura marqué de son empreinte la littérature française contemporaine. En tant que dernier représentant d'une génération de poètes, aux côtés de Jacques Roubaud, Réda rejoint désormais ses pairs, tels que Philippe Jaccottet, Franck Venaille ou Michel Deguy, tous porteurs d'une vision poétique profondément ancrée dans la réalité humaine et urbaine.

Un poète entre prose et vers

Jacques Réda débute sa carrière littéraire en 1952, alors qu’il travaille comme magasinier chez Seghers. Ce premier pas dans la poésie coïncide avec une période où la scène littéraire française est dominée par des voix puissantes. Mais dès ses premiers recueils, Réda s'affirme par un style distinct, mêlant élégance et méditation. De sa plume, il chante la ville, en particulier Paris, cette capitale qu’il explore à pied et à vélo, des quais de la Seine aux arrêts d’autobus, en passant par les parcs et les quartiers populaires. Des œuvres telles que La Liberté des rues ou Le Méridien de Paris témoignent de cette fascination urbaine et de son observation attentive des petites choses du quotidien.

Le style de Réda, parfois proche de la prose, navigue pourtant avec une aisance remarquable entre différents formats poétiques. Il affectionne particulièrement le vers régulier de quatorze syllabes, qu’il décrit comme une forme musicale où « la rime est intelligente, elle sait d'avance ». Ce goût pour la musicalité n’est pas étranger à sa passion pour le jazz, un autre art qui marquera son œuvre et sa vie. Dès 1963, il collabore avec Jazz Magazine et publie plusieurs ouvrages sur ce genre musical qui le fascine. Sa poésie, empreinte de rythmes et de sons, s’en ressentira inévitablement.

Un héritier des grands piétons de Paris

Réda s’inscrit dans une tradition littéraire de flânerie parisienne, aux côtés de Léon-Paul Fargue et Jean Follain. Comme eux, il parcourt les rues de Paris à pied, en observateur curieux et minutieux. Mais là où Fargue décrit la ville avec une certaine mélancolie, Réda y ajoute une dimension onirique. Ses promenades deviennent des méditations où la ville se transforme en une scène à la fois tangible et métaphorique. Patrick Grainville, qui le décrit comme « un réaliste méticuleux qui bascule dans la méditation », souligne cette capacité de Réda à faire cohabiter le quotidien et l’abstraction poétique.

Ses écrits sur Paris vont bien au-delà d'une simple description urbaine. Dans ses textes, les arbres, les oiseaux et même les arrêts d’autobus deviennent des personnages à part entière. Réda accorde une place particulière à la nature, même en milieu urbain. Les grands pins brossés par le vent ou les merles qu’il entend chantonner à l’aube sont autant de témoins de cette poésie enracinée dans le réel, mais ouverte sur une autre dimension, plus spirituelle. « L'arbre agit en poète inspiré », écrit-il, « franchissant en silence le mur qui, dès l'aube des temps, nous a séparés de l'énigme ». Ces vers révèlent l’une des grandes forces de l'œuvre de Réda : son lien constant avec la nature, malgré un ancrage profond dans l’espace urbain.

Un maître des mots et du rythme

Parallèlement à sa carrière de poète, Jacques Réda s’est également imposé comme critique littéraire et membre du comité de lecture de Gallimard, où il siégea durant de nombreuses années. Entre 1987 et 1995, il dirige la Nouvelle revue française, lieu incontournable de la création littéraire en France. Il publie également des hommages à certains de ses maîtres littéraires, dont Jorge Luis Borges et Charles-Albert Cingria, dans lesquels transparaît son admiration pour la rigueur formelle et l'inventivité stylistique.

L'œuvre de Jacques Réda, bien que marquée par une fidélité à la tradition poétique française, n’en reste pas moins ouverte aux innovations formelles. Il mêle ainsi la prose et la poésie, comme en témoigne Les Ruines de Paris, considéré comme son chef-d'œuvre. À travers cette œuvre, il dépeint une ville à la fois réelle et métaphorique, en ruine mais toujours vivante, un reflet de son propre rapport au monde. Réda est aussi reconnu pour son travail sur le rythme, que ce soit en poésie ou en musique. À 94 ans, il travaillait encore sur un livre consacré à cette thématique, preuve de son inlassable quête de perfection formelle et de son amour pour le langage.

Un héritage littéraire et spirituel

Au-delà de son œuvre prolifique, Jacques Réda laisse derrière lui un héritage littéraire et spirituel. Poète exigeant, il a toujours fait preuve d'une grande attention envers les autres écrivains de son temps, tout en restant fidèle à ses propres convictions artistiques. Il a reçu de nombreux prix, dont le prestigieux Goncourt de la poésie en 1999 pour La Course, une reconnaissance de la vitalité et de l'originalité de son travail.

Réda aimait le langage, qu’il comparait souvent à la musique, y trouvant une vitalité unique. Toujours fidèle à son « oreille », il s’efforçait de capturer cette musicalité dans chacun de ses textes. Il laisse derrière lui une œuvre riche et complexe, traversée par des thèmes récurrents comme la ville, la nature, le rythme et la méditation poétique.

En conclusion, Jacques Réda a su marier, avec une rare maîtrise, la tradition poétique française et une modernité teintée de jazz et de flânerie urbaine. Son œuvre, ancrée dans le réel mais ouverte à l’abstraction, est un témoignage vibrant de la puissance de la poésie, capable de transcender les frontières entre les genres et les formes. Sa disparition marque la fin d'une époque, mais son œuvre continuera de résonner longtemps dans le paysage littéraire français.