L'émergence et l'évolution de la bande dessinée abstraite, entre expérimentation et narration.

La bande dessinée abstraite a été officiellement reconnue en tant que catégorie distincte avec la publication de l'anthologie Abstract Comics en 2009, éditée par Andrei Molotiu chez Fantagraphics. Ce recueil a marqué une étape cruciale pour ce genre naissant, qui depuis lors a vu plusieurs auteurs s'y aventurer et quelques éditeurs l'encourager. Toutefois, il reste incertain si cette forme de bande dessinée parviendra à s'établir durablement aux côtés des œuvres narratives et représentatives traditionnelles. Probablement destinée à rester une niche, la bande dessinée abstraite questionne néanmoins les fondements mêmes de la bande dessinée en tant que médium, autrefois essentiellement mimétique et narratif.

L'anthologie de Molotiu distingue deux types de bandes dessinées abstraites : des séquences de dessins purement abstraits et des séquences où des éléments figuratifs sont juxtaposés de manière incohérente narrativement. La majorité des exemples fournis appartiennent à la première catégorie. Pour ma part, je réserve le terme de bandes dessinées abstraites aux premières et qualifie les secondes de bandes dessinées infranarratives, suivant une terminologie que j'ai introduite en 1988.

Molotiu lui-même est devenu un auteur prolifique de bandes dessinées abstraites, comme en témoignent son album Nautilus (2009, publié à Copenhague chez Farenheit) et ses contributions en ligne. Pour compiler son anthologie, il a dû solliciter des œuvres spécialement créées pour l'occasion, car les exemples antérieurs étaient insuffisants. Toutefois, des précurseurs du neuvième art dans une veine abstraite existent. Jean Ache, principalement connu pour des œuvres traditionnelles comme Archibald et Arabelle la dernière sirène, avait en février 1973 livré dans Pilote sept variations sur Le Petit Chaperon rouge, dont deux versions abstraites inspirées par Miró et Mondrian. Il a également publié Des Carrés et des ronds (1974), un ouvrage expérimental appliquant des principes abstraits à des fables et contes. Un autre exemple est In the Crack of the Dawn (1991), un opuscule réalisé par les artistes conceptuels Matt Mullican et Lawrence Weiner, explorant des formes abstraites et des architectures géométriques.

Un troisième précurseur est Massimo Mattioli, avec l'épisode "Love" des B Stories (1989) et une page de Joe Galaxy - Cosmic Stories (1987). Ces œuvres contiennent des cases abstraites ponctuelles au sein de récits figuratifs. Jean Arrouye avait noté, il y a 35 ans, les "images aveugles" chez Hugo Pratt, où des cases quasi abstraites apparaissent dans des œuvres comme La Ballade de la mer salée. Pratt avait également exposé des œuvres non figuratives au Grand Palais en 1986, résultant d'agrandissements de détails de ses dessins.

Dans Feux (1986), Lorenzo Mattotti flirte avec l'abstraction pour exprimer la puissance de la couleur et des émotions. De même, dans Gris d'Olivier Schrauwen (Vies parallèles, 2018), une case abstraite illustre la peur du narrateur. Dominique Goblet, dans Faire semblant c'est mentir (2007), utilise l'abstraction pour matérialiser des sons et des souffles.

La revue Bile noire (2003) a consacré une rubrique à la bande dessinée abstraite sous la direction d'Ibn al Rabin, avec des contributions d'Alex Baladi, Guy Delisle, Andreas Kündig, David Vandermeulen, et Lewis Trondheim. Trondheim a publié Bleu (2003) et La Nouvelle Pornographie (2006), explorant respectivement des formes abstraites ludiques et des combinaisons géométriques évoquant des activités sexuelles.

Jean-Christophe Menu a décrit la bande dessinée abstraite comme "le squelette brut" du médium. Le texte de présentation de l'anthologie Abstract Comics suggère que les relations séquentielles entre les vignettes produisent un effet musical. Derik Badman et Jochen Gerner ont exploré la défiguration d'œuvres figuratives pour créer des bandes dessinées abstraites.

Molotiu a été inspiré par les œuvres de Pierre Alechinsky, qui intègrent des structures séquentielles abstraites. L'anthologie inclut des œuvres de Kandinsky et de Kooning, qui, bien que n'étant pas des bandes dessinées à l'origine, sont réinterprétées comme telles.

Les éditeurs Hécatombe et Matière ont également promu la bande dessinée abstraite, publiant des œuvres de Thomas Perrodin et de Nicolas Nadé, entre autres. L'anthologie de Molotiu et les déclarations d'auteurs soulignent une tension entre l'abstraction pure et la narration, suggérant que la bande dessinée abstraite pourrait représenter une révolution copernicienne du médium.

Pour conclure, Travelling Square District (2010) de Greg Shaw offre un exemple de fusion entre narration classique et abstraction, montrant que l'abstraction peut enrichir et collaborer avec des formes narratives plus traditionnelles.