Le monde de l’art a longtemps réservé ses plus grands honneurs à la peinture, à la sculpture ou encore à la...
L'évolution de l'album de bande dessinée de ses origines à l'ère numérique.
Lorsque les premiers albums de bande dessinée commencent à circuler dans les années 1830, le mot « album » revêt plusieurs significations et se réfère à divers objets. Étymologiquement, l'album renvoie à une surface blanchie à la chaux utilisée pour des inscriptions. Le terme entre dans la langue française via le haut-allemand, notamment par l’expression « album amicorum », qui désigne un recueil de sentences manuscrites et d’autographes. Par extension, le terme en vient à désigner tout recueil de feuillets constituant une collection, particulièrement d’estampes.
Lorsque Rodolphe Töpffer utilise l'album pour publier ses premiers récits, il s'inscrit dans cette multiplicité de significations. Bien que le sens archéologique de l’album de Pompéi soit éloigné, son usage oscille entre recueil privé et livre publié. Töpffer, initialement réticent à publier ses œuvres par crainte du qu’en-dira-t-on, minimise les interventions éditoriales extérieures, flirtant avec l’auto-édition. Le succès immédiat de son premier album, "Histoire de Mr Jabot", marque un tournant. Cette forme narrative inédite est abondamment reprise et piratée en France, en Allemagne, et même aux États-Unis, où "Mr Vieux-Bois" devient "The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck". Le format choisi par Töpffer, « à l’italienne », influence profondément la production séquentielle du XIXe siècle, donnant naissance à un objet culturel durable : l’album de bande dessinée (Filliot, 2011).
Le corpus des albums au XIXe siècle
Dans sa thèse, Camille Filliot a recensé un corpus d’albums publiés en langue française au XIXe siècle bien plus important qu’on ne le pensait, avec cinquante-neuf titres. Le véritable essor de ce format correspond cependant à sa marginalisation dans l’économie éditoriale, en raison du succès de la presse illustrée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La bande dessinée se redéploie alors dans les pages de la presse enfantine illustrée, pour laquelle elle constitue un puissant argument de vente. Ainsi, l'album devient un produit secondaire dans la production de bande dessinée.
La presse et la bande dessinée au XXe siècle
Malgré cette marginalisation, le nombre d’albums publiés augmente progressivement, les séries à succès de la presse étant reprises sous forme de livres. Des créations de Christophe à celles d’Alain Saint-Ogan, en passant par des séries américaines comme Félix, Bicot et Mickey, l’album trouve peu à peu sa place, souvent proposé comme cadeau d’étrennes. Toutefois, leur prix élevé les réserve à un lectorat restreint, et c’est par les journaux que la bande dessinée connaît un succès de masse dans la première moitié du XXe siècle.
Le XXe siècle peut être lu comme l’histoire d’une reconquête de l’espace du livre par les auteurs et les éditeurs. À l’échelle mondiale, l’espace franco-belge apparaît comme précurseur, adoptant massivement et précocement l’album, et entrant tôt dans l’économie du best-seller. Tintin reste longtemps un cas à part, mais dans les années 1960, Astérix révolutionne le marché avec des tirages initiaux atteignant le million d’exemplaires. Ce succès transforme l’ensemble du secteur de la bande dessinée, de l’auteur au libraire.
L'album comme produit dominant
À partir des années 1970, l'album prend le devant de la scène éditoriale, étouffant progressivement le secteur de la presse, autrefois crucial pour le lancement des séries et des auteurs. Ce renversement du paradigme éditorial fragilise l’économie globale du secteur et précarise la situation des auteurs, dont peu accèdent aux tirages des best-sellers. En 2012, avec plus de 5 500 livres de bande dessinée publiés (dont 4 100 nouveautés), la bande dessinée est solidement ancrée dans l’industrie du livre, qui impose ses contraintes logistiques.
Cette spécificité française a longtemps freiné son exportation extra-européenne, notamment aux États-Unis, où les livres de bande dessinée étaient souvent relégués au rayon dessins d’humour ou livres d’enfants. Cependant, elle fait aussi de la France un modèle, le graphic novel étant perçu par les spécialistes américains comme un décalque de nos albums (Gabilliet, 2005).
Les tensions et les expérimentations dans l'album
Longtemps prépubliée dans la presse, la bande dessinée s’est structurée autour de deux pôles : le gag et le récit d’aventures. Cela a engendré deux approches différentes de l’album : recueil d’histoires ou de gags indépendants, ou récit continu. L’album se trouve ainsi écartelé entre unité et fragmentation. Jusqu’aux années 1970, il est un objet standardisé, imposant son rythme aux récits, ce qui pose des problèmes pour les récits feuilletonnés, comme en témoigne l’exemple de Tintin.
Depuis les années 1980, les termes du problème se sont inversés. Alors que la presse joue un rôle négligeable, l’album s’oriente vers de nouvelles fragmentations. Les séries permettent une lecture autonome de chaque album, mais la multiplication des cycles tend à insérer le volume dans un ensemble plus vaste. Parallèlement, l’album suscite une autre lecture, plus concentrée et étalée sur le long terme, encadrée par des dispositifs qui guident la lecture : couverture, page de titre, gardes, renvois à d’autres albums de la même collection, etc. (McKenzie, 1991).
En tant que livre, l’album est le lieu d’interactions et de rapports de force entre auteurs et éditeurs, visibles dans son paratexte et ses caractéristiques formelles. La collection « 30/40 » de Futuropolis, lancée dans les années 1970, lorgne du côté du livre d’art, illustrant bien ces tensions.
L'album et le livre pour enfants
L'album de bande dessinée entretient des liens étroits avec le livre pour enfants, appartenant longtemps à cette sphère culturelle. Il conserve une inventivité formelle réduite, malgré la diversité de formes, paginations et reliures avant les années 1980. La complémentarité entre presse et album a conduit de nombreux auteurs à privilégier les dimensions tabulaire et narrative. Cependant, peu d’auteurs ont exploité la matérialité du livre comme élément de production de sens, à l’exception notable de Marc-Antoine Mathieu et de sa série "Julius Corentin Acquefacques".
Cette expérimentation narrative a peu d’antécédents, bien que des auteurs comme Benoît Peeters et François Schuiten aient proposé des jeux sur les formats dans "Les Cités obscures". Tardi, avec "Le Trou d’obus", a introduit un théâtre à découper, un dispositif singulier qui a transformé la lecture de l’album. Chris Ware, avec "Jimmy Corrigan" et "Building Stories", pousse cette réflexion sur la matérialité du support à son paroxysme, et l’émergence d’une nouvelle scène alternative ouvre de nouvelles pistes à l’expérimentation en bande dessinée.
L'album dans l'ère numérique
La bande dessinée a trouvé dans le livre un soutien de poids dans sa quête de légitimité, facilitant son intégration aux appareils de consécration. L’album devient un objet de collection et de mémoire, essentiel pour la patrimonialisation du neuvième art. Cependant, l’ère numérique pose de nouveaux défis. L'album, étroitement lié à la bande dessinée depuis ses origines, n'est pas menacé de disparition, mais l'importance croissante des supports numériques pourrait réduire son poids sur le marché et entraîner une diversification de ses formes.
Ainsi, l'album de bande dessinée, objet à la fois patrimonial et innovant, continue d'évoluer, repoussant les frontières de la créativité tout en s'adaptant aux mutations de l'industrie éditoriale.
Laissez un commentaire
Connectez-vous pour publier des commentaires