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L'évolution de la série dans l'industrie de la bande dessinée.
L’industrie de la bande dessinée, comme toute autre forme d’art populaire, s’est structurée autour de principes qui ont contribué à sa pérennité et à sa standardisation. Deux de ces principes, en particulier, dominent depuis longtemps : celui du genre et celui de la série. La série, notamment, a joué un rôle prépondérant dans la structuration de la bande dessinée, créant une forme de familiarité et de continuité avec le lecteur. Cependant, la série est loin d’être une invention spécifique à la bande dessinée, et son origine remonte bien avant que ce médium ne se développe. Pour bien comprendre les mécanismes qui sous-tendent ce phénomène, il est essentiel de replonger dans l’histoire de la littérature, du cinéma et de la presse, où la série trouve ses racines.
La naissance de la série dans la presse et la littérature
Le feuilleton littéraire, qui a vu le jour au XIXe siècle, est l'un des ancêtres directs de la série moderne. Il consistait à publier, dans les journaux, des épisodes réguliers d'une même histoire, incitant ainsi les lecteurs à revenir pour découvrir la suite. Des auteurs comme Eugène Sue avec Les Mystères de Paris ou Alexandre Dumas avec Le Comte de Monte-Cristo ont perfectionné ce modèle. Le succès des feuilletons littéraires a non seulement façonné les attentes du public, mais aussi influencé d'autres formes narratives, telles que le feuilleton cinématographique. À partir de 1915, des films à épisodes, appelés "serials", invitaient les spectateurs à revenir semaine après semaine pour suivre les aventures de héros populaires. Ces serials, venus principalement d'Amérique, sont devenus un pilier du cinéma de divertissement.
En parallèle, la littérature populaire américaine développait ses propres formes sérielles. Des personnages comme Buffalo Bill ou Nick Carter sont devenus des figures iconiques dans les dime novels, tandis que Tarzan et Doc Savage régnaient en maîtres dans les pulps, magazines bon marché qui proposaient des récits d'aventures palpitants. La série, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, permettait aux personnages de s'installer durablement dans l'imaginaire collectif, d'évoluer, et parfois de se muer en véritables mythes.
La série dans la bande dessinée
C'est au sein de la presse que la série de bande dessinée a véritablement pris forme. En Amérique, le newspaper strip a été le premier à instaurer la notion de continuité avec des personnages récurrents. Le record de longévité est détenu par The Katzenjammer Kids, créé par Rudolph Dirks en 1897 et publié sans interruption depuis. L'organisation de la bande dessinée dans la presse américaine repose sur des syndicats nationaux qui vendent les séries aux journaux à travers le pays, créant un système où seules les séries les plus populaires survivent, tandis que les autres disparaissent rapidement.
En France, bien que la série de bande dessinée soit apparue plus tardivement, elle a rapidement adopté des schémas similaires. Toutefois, au début du XXe siècle, les héros récurrents étaient encore rares dans la presse enfantine française. Des personnages comme Monsieur Ciboulot ou Le Chevalier Tartarin faisaient quelques apparitions, mais les créateurs de l’époque ne semblaient pas encore avoir saisi tout le potentiel d’un personnage stable. Pourtant, dès 1836, Rodolphe Töpffer, pionnier de la bande dessinée européenne, avait perçu cet avantage : il expliquait qu’un personnage familier permettait au lecteur de s’immerger plus rapidement dans l’histoire, sans avoir besoin d’une longue exposition.
La structuration du genre dans la bande dessinée
Dans les journaux de bande dessinée d’après-guerre, la distinction entre deux types de séries est apparue : les stop-comics, où chaque épisode est une unité narrative autonome, et les continuity strips, qui reprennent le format du feuilleton. Des séries emblématiques comme Modeste et Pompon, Gaston Lagaffe ou Boule et Bill illustrent le premier type, tandis que des récits d’aventure tels que Barbe-Rouge ou Ric Hochet appartiennent au second.
Cette dualité a permis de structurer la bande dessinée autour de personnages stables, dont la familiarité avec le public devenait un argument de vente essentiel pour les magazines. Le héros devient ainsi un ingrédient indispensable dans la recette de chaque publication, chaque personnage occupant un créneau spécifique qui ne doit pas interférer avec celui des autres séries du magazine.
La bande dessinée comme industrie du livre
Si la bande dessinée a vu le jour dans la presse, elle est aujourd’hui une industrie du livre à part entière. Les éditeurs, tels que Dupuis, Dargaud, ou Le Lombard, ont rapidement compris la nécessité de calibrer les récits pour les adapter au format album, assurant ainsi une double exploitation : dans les journaux et sous forme de volumes. Bécassine, née en 1905, est souvent considérée comme la première véritable série de la bande dessinée française. Initialement simple héroïne de petites histoires, elle est devenue, en 1912, une véritable héroïne de feuilleton avec des récits à suivre sur plusieurs semaines. Le premier album de Bécassine, L’Enfance de Bécassine, a été publié en 1913, marquant le début de la série d'albums.
Les mécanismes de longévité d’une série
La longévité d’une série repose sur un équilibre subtil entre la répétition et la renouvellement. Comme l’a souligné le spécialiste du roman populaire Marc Angenot, le succès d’une série réside souvent dans sa capacité à offrir une grande inventivité tout en respectant une certaine répétitivité. Les héros doivent évoluer sans jamais trahir leur essence. Ce phénomène est particulièrement visible dans des séries comme Tintin, où le héros, au fil des albums, se voit entouré de nouveaux personnages qui finissent par faire partie intégrante de l'univers de la série.
Certains auteurs vont encore plus loin en dotant leur héros d’une véritable biographie, qui évolue au fil des épisodes. C’est le cas de personnages comme Blueberry, dont les aventures croisent des événements historiques réels, ou encore Alack Sinner, dont la carrière, étalée sur plusieurs décennies, permet d’explorer en profondeur la psychologie du personnage.
L’évolution du concept de série
Avec le temps, le concept de série a évolué et s’est diversifié. Aujourd’hui, on trouve des cycles limités, dont la fin est programmée dès le début. Cette formule permet de garantir un cadre narratif défini, mais n’empêche pas des prolongements sous forme de nouveaux cycles. D’autres séries donnent naissance à des spin-offs, où des personnages secondaires deviennent les héros de nouvelles aventures. Ce modèle est courant dans les comics américains, mais il s’est également imposé en France avec des séries comme Kid Lucky ou Gaston Lagaffe.
La série, entre commerce et art
Si la série est souvent critiquée pour son aspect commercial et sa standardisation, elle reste un moteur essentiel de l'industrie de la bande dessinée. Elle permet aux personnages de s’inscrire dans la durée, de gagner en profondeur et d’évoluer en même temps que leurs lecteurs. Des figures mythiques comme Tintin, Astérix, ou Batman n’auraient probablement jamais acquis leur stature sans le phénomène de la série. La série, en offrant un espace d’expérimentation et de progression, reste une forme narrative incontournable, à la croisée de l’art et de l’industrie.
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