À la croisée des chemins entre l’artisanat d’exception et la quête esthétique, la figure de Marius-Michel s’impose...
La bande dessinée : un art visuel complexe et en constante évolution.
La bande dessinée, souvent perçue comme un médium populaire et accessible, recèle en réalité une grande complexité dans sa forme et son langage. À travers le XIXe siècle et jusqu’à nos jours, la bande dessinée a évolué de manière significative, non seulement en termes de style narratif, mais aussi dans sa structure de lecture, influencée par des conventions visuelles, culturelles et commerciales.
L’ordre de lecture : une convention pas si universelle
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’ordre de lecture d’une bande dessinée n’a pas toujours été aussi standardisé qu’aujourd’hui. Si la plupart des bandes dessinées contemporaines adoptent une lecture de gauche à droite et de haut en bas (en particulier dans les cultures occidentales), cette règle n’est pas universelle, comme le montre l’étude des bandes dessinées au XIXe siècle. Dans cette époque charnière, la mise en page et l’ordre de lecture variaient considérablement d’une œuvre à l’autre. Certains dessinateurs ont expérimenté des compositions visuelles qui forçaient le lecteur à suivre un chemin de lecture inhabituel, contribuant ainsi à la richesse et à la diversité de ce médium.
Par exemple, les bandes dessinées japonaises, ou mangas, se lisent de droite à gauche, ce qui impose une toute autre dynamique dans la composition des pages. De même, certaines œuvres occidentales du XIXe siècle expérimentaient déjà avec des ordres de lecture non linéaires, bien avant que cela ne devienne une caractéristique reconnue de la bande dessinée expérimentale.
L'évolution vers un modèle commercial
L’uniformisation de l’ordre de lecture que l’on connaît aujourd’hui s’est en grande partie formée durant la première moitié du XXe siècle, à mesure que la bande dessinée gagnait en popularité et devenait un produit commercial. Cette uniformisation visait principalement à faciliter la lecture et à rendre les bandes dessinées plus accessibles à un large public. Les éditeurs cherchaient à optimiser la lisibilité pour garantir une consommation rapide et efficace des histoires, notamment dans les journaux où la bande dessinée a fait ses débuts sous forme de strips.
Cependant, cette uniformisation a parfois été perçue comme une contrainte pour les créateurs de bandes dessinées. Certains ont cherché à repousser les limites de ces règles en créant des œuvres expérimentales qui jouaient avec les conventions établies. Le mouvement OuBaPo (Ouvroir de bande dessinée potentielle), par exemple, s’est efforcé de produire des bandes dessinées à contraintes formelles rigides, tout en explorant de nouvelles façons de structurer les histoires et les pages.
L'impact de la composition visuelle sur la narration
La structure d’une page de bande dessinée est un élément essentiel qui influence la manière dont le lecteur appréhende l’histoire. Chaque case, chaque bande, chaque espace entre les cases (appelé gouttière) joue un rôle dans le guidage de l’œil du lecteur. Les bandes dessinées du XIXe siècle, bien que parfois moins rigides dans leur composition, utilisaient déjà des techniques visuelles sophistiquées pour orienter la lecture.
Dans son étude sur l'ordre de lecture en bande dessinée, Miju Yoh montre que des facteurs tels que la taille, la forme et l'emplacement des cases peuvent perturber ou renforcer la lecture linéaire. Par exemple, l’utilisation de cases verticales ou horizontales de tailles inégales peut forcer le lecteur à adopter un parcours de lecture différent, créant ainsi une dynamique visuelle unique. Cette dynamique joue un rôle fondamental dans la manière dont le récit est perçu et compris.
L’expérimentation dans la bande dessinée contemporaine
L’un des exemples contemporains les plus célèbres de cette expérimentation avec la structure visuelle est l’œuvre Building Stories de Chris Ware. Ware, connu pour ses compositions complexes et ses récits non linéaires, repousse les frontières traditionnelles de la bande dessinée. Dans Building Stories, il explore l’architecture même des bâtiments pour guider l’œil du lecteur à travers des récits qui se déroulent simultanément dans différentes parties d’un immeuble.
En comparant Building Stories avec des œuvres du XIXe siècle, on constate des similitudes dans l’expérimentation avec la composition visuelle. Les dessins de coupes de bâtiments du XIXe siècle, qui utilisaient déjà des techniques similaires pour représenter l’intérieur des structures architecturales, servaient de prémices à ce que Ware accomplit dans un contexte moderne. L’ordre de lecture devient alors un véritable élément de la narration, qui oblige le lecteur à explorer l’espace de la page comme s’il explorait un bâtiment.
Les défis du numérique et l’avenir de la bande dessinée
Avec l’avènement du numérique, la bande dessinée a trouvé de nouveaux moyens d’expérimenter avec sa forme. Les bandes dessinées numériques permettent une plus grande interactivité, modifiant encore davantage l’ordre de lecture traditionnel. Les créateurs peuvent désormais manipuler le temps et l’espace d’une manière qui n’était pas possible sur papier, ajoutant ainsi de nouvelles couches de complexité à la lecture.
En effet, comme le souligne Miju Yoh dans son mémoire, les bandes dessinées numériques offrent des possibilités illimitées en termes de manipulation du parcours de lecture. Grâce aux outils numériques, les créateurs peuvent introduire des animations, des hyperliens ou des éléments interactifs qui influencent directement la manière dont les lecteurs naviguent à travers l’histoire. Cela marque un tournant décisif dans l’histoire de la bande dessinée, où l’ordre de lecture, jadis rigide et commercialisé, devient un élément flexible et dynamique de la narration.
La bande dessinée, bien que souvent perçue comme un médium simple, est en réalité un art complexe qui repose sur des conventions visuelles et narratives sophistiquées. Depuis le XIXe siècle, elle a évolué de manière significative, passant d’un médium expérimental à un produit de masse, avant de retrouver une nouvelle forme d’expérimentation dans le contexte numérique. Les défis posés par l’ordre de lecture, la composition visuelle et l’uniformisation commerciale ont toujours été au cœur de son évolution, faisant de la bande dessinée un terrain fertile pour l’innovation artistique.
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