Les œuvres de William Shakespeare continuent de réserver des surprises, même plusieurs siècles après leur rédaction....
La bibliothèque des écrivains, miroir de l'âme et du processus créatif
Les livres conservés dans leurs bibliothèques par les écrivains permettent-ils de mieux comprendre leur style, leur pensée, leurs préoccupations, leurs recherches ? L’œuvre est-elle à l’image de l’auteur ? Que trouve-t-on dans la bibliothèque des écrivains ? Qu'ont-ils lu d'essentiel et d'inoubliable ? Quel est le livre qui les a le plus marqués, bouleversés ? Le livre qui les a changés, qui a changé leur regard sur le monde, ou sur la vie ? Le livre avec lequel ils entretiennent une relation particulière, qu'ils ont le plus relu ou offert ? Le livre qui les a peut-être même incités à écrire en leur ouvrant la voie ? Autant de questions qui méritent des réponses approfondies.
Paolo d’Iorio et Daniel Ferrer, auteurs d’un essai remarquable intitulé Bibliothèques d’écrivains, affirment que oui, les bibliothèques des écrivains révèlent quelque chose de leurs œuvres. Cependant, ils soulignent que cette relation n'est que rarement directe, où la bibliothèque serait le maître et l’écrivain l’élève. Une vision trop simpliste...
La relation que l’écrivain entretient avec sa bibliothèque peut être comparée à celle qu’il entretient avec le monde extérieur : source et nourriture, la bibliothèque est comme le monde, à la fois apprentissage et référence. Mais, tout comme le monde, la bibliothèque peut également être un refus ou un contre-exemple pour l’œuvre à venir.
La lecture, pour l’écrivain moins encore que pour le lecteur ordinaire, n’est pas un acte monosémique. Elle ne se résume pas à une simple allégeance à l’autorité du texte. La lecture peut devenir un détour, un parcours buissonnier, une critique, un refus, voire un blâme.
Dans l'introduction de Bibliothèques d’écrivains, Daniel Ferrer explique : « Ce que la bibliothèque de l’écrivain permet d’intercepter et d’appréhender, c’est moins un savoir qu’une série de relations : “relations entre des esprits par l’intermédiaire des textes, relations entre des textes par l’intermédiaire de manuscrits, relations entre une culture et son environnement.” »
Voltaire, par exemple, pense dans les marges des livres des autres, en les noircissant de commentaires. Montesquieu et Winckelmann, plus sages et systématiques, créent des cahiers de lecture où ils recopient les extraits essentiels des auteurs qu’ils consultent. Stendhal, lui, pratique les deux modes d’appropriation et de recréation, dans une approche singulière.
Winckelmann, dont Élisabeth Décultot ne manque pas de souligner qu’il fut bibliothécaire toute sa vie, consigne méticuleusement toutes ses lectures, constituant au fil du temps 7 500 pages de cahiers de lecture. Cette étude rigoureuse s’inscrit dans une relation très classique, une tradition culturelle ancienne et rigoureusement codifiée, visant à la mémorisation des textes. Winckelmann se revendique explicitement de Montaigne dans cette habitude. Son œuvre elle-même ressemble à cet ensemble de notes de lecture, en perpétuel inachèvement.
Montesquieu, selon Catherine Volpihac-Auger, laisse trente recueils de notes, travaillant ainsi avec deux bibliothèques : la première, contenant ses livres, et une seconde, constituée de ses recueils de notes, amorces de ses propres écrits. Stendhal, dont l’identité d’enfant fut construite par les livres, maintient des bibliothèques dans différentes villes entre la France et l’Italie. Joueur et esprit libre, il couvre de commentaires les marges de ses propres livres. Pour lui, écrire dans les marges est un dialogue avec les auteurs, mais surtout un monologue avec lui-même. Stendhal inscrit ses lectures dans une temporalité affective entre passé, présent et avenir.
Cet ouvrage éclaire la notion de bibliothèque d’écrivain, réelle ou virtuelle, à partir d’un échantillon représentatif allant du XVIIIe siècle à l’époque contemporaine : de Winckelmann, Montesquieu, Stendhal, Schopenhauer, Flaubert, Nietzsche à Valéry, Joyce, Woolf et Pinget. Ces bibliothèques permettent l’étude du processus créatif, acte individuel en interaction avec un espace social, révélant une intertextualité invisible et constituant un élément essentiel de la genèse des textes. Les outils informatiques autorisent désormais une exploration nouvelle de ces corpus difficiles à appréhender.
Les écrivains sont souvent des lecteurs intrépides ou fantasques. Flaubert, par exemple, était un « intrépide lecteur », presque aussi boulimique que ses personnages Bouvard et Pécuchet. Il consulte des bibliothèques entières pour écrire L’Éducation sentimentale, Salammbô, et Bouvard et Pécuchet. Il écrit à une correspondante qu’il a dû absorber plus de 1500 volumes pour ses recherches.
Les aléas de la bibliothèque de Nietzsche, sauvegardée et censurée par sa sœur, morcelée mais partiellement conservée à Weimar, en Allemagne de l’Est, sont également présentés. Cinq mille pages de livres annotés de la main de Nietzsche offrent un beau travail de numérisation en perspective.
Les lectures de Virginia Woolf et de James Joyce sont subtilement analysées par Daniel Ferrer. Joyce apparaît comme un lecteur fantasque et imprévisible, tandis que Virginia Woolf est plus studieuse et classique. Embarrassée par la lecture d’Ulysse, elle est déroutée et choquée par son style, mais s’en inspire pourtant pour écrire Mrs Dalloway. Cette lecture de Joyce par Woolf est contrariée mais inspiratrice.
Contrairement à une légende tenace, Valéry était un grand lecteur, aux intérêts encyclopédiques. Lecteur exigeant, il pratiquait souvent la lecture partielle, une lecture de « vérification ». On peut suivre sa lecture aux pages non coupées des livres dans lesquels il vérifiait ses hypothèses sur les idées de l’auteur.
Robert Pinget, selon Jean-Claude Liéber et Madeleine Renouard, avait deux lieux de vie et au moins deux bibliothèques. Parmi ses œuvres préférées figuraient la Bible, Virgile et Les Confessions de saint Augustin. La lecture peut se transformer en écriture, les pages de garde accueillant parfois des débuts d’œuvres. Elle est toujours un dialogue, parfois peu amène, avec des figures comme Barthes et Foucault.
Pourquoi lire, pour un écrivain ? Par souci de soi, disent Pinget et Stendhal : « Sans avoir lu le dixième de ce que j’aurais dû lire, je me suis néanmoins efforcé de me cultiver. Il ne me reste de cet effort absolument rien. » La culture est ce qui reste quand on a tout oublié.
Les bibliothèques des écrivains sont des sanctuaires de la pensée pure, des témoins privilégiés de leur caractère, comme le disait Walter Benjamin. Des écrivains célèbres, tels que Umberto Eco, Michel Onfray, Léon Tolstoï, et Montaigne, ont laissé derrière eux des collections impressionnantes qui révèlent leur parcours intellectuel et personnel.
Enfin, il est poignant de noter que toutes les bibliothèques n'ont pas eu la même chance de survie. Les livres d’Herman Melville ont été dispersés, ceux de Stephen Crane ont été vendus aux enchères, et les annotations de Mark Twain ont été découpées par les lecteurs. Ces pertes nous rappellent la fragilité de ces trésors littéraires et l'importance de leur préservation pour les générations futures.
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