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La ciselure des tranches dorées : un art du luxe dans la reliure à travers les siècles.
La ciselure des tranches dorées constitue une pratique ornementale raffinée apparue à la fin du Moyen Âge. Bien que relativement rare, cette technique de décoration des livres connaît son apogée au milieu du XVIᵉ siècle, époque où l’on peut admirer des exemples remarquables tels que la reliure parisienne signée Jean Norvins en 1523, conservée dans le catalogue Berès. Cette technique se réalise sur des tranches déjà dorées, puis décorées à l’aide de divers outils comme des poinçons, burins, filets ou fers géométriques. Ces instruments sont appliqués sur la tranche maintenue fermement dans une presse ou un étau, suivant un motif souvent composé de minuscules points ou empreintes. Sur certains volumes de grande taille, des traces d’épingles témoignent des techniques employées pour stabiliser le modèle durant la ciselure.
L'ornementation ainsi obtenue, en creux, s’inspire fréquemment des motifs frappés à froid sur les plats des reliures de l’époque, créant un lien stylistique entre la couverture et les tranches du livre. Toutefois, cette méthode présente un inconvénient notable : elle peut détériorer légèrement le bord des feuillets. Malgré ce défaut, les tranches des livres de luxe étaient souvent ciselées sur les trois côtés, transformant ainsi les ouvrages en véritables œuvres d’art.
Durant la Renaissance, en particulier sous le règne de François Ier, les reliures royales réalisées dans l’atelier de Fontainebleau entre 1544 et 1570 offrent de magnifiques exemples de ciselures. Ces décorations incluent des rinceaux, des chaînettes, des vases ou encore des chiffres royaux. On retrouve également des motifs dits "à l'antique", directement inspirés des gravures de Geofroy Tory, notamment celles de son célèbre Champfleury. Ce goût pour l’antiquité marque un tournant dans l’histoire de la reliure, conférant aux livres un aspect monumental et historique.
Le choix de la ciselure, ornement à la fois complexe et coûteux, s’explique en partie par l’habitude de ranger les livres à plat, rendant ainsi les tranches visibles et propices à la décoration. Ce contraste entre la sobriété des reliures et la richesse des tranches ciselées ajoute une dimension luxueuse aux ouvrages. Il n’est pas rare que des reliures originellement fragiles, faites de tissu ou d’étoffe, aient été remplacées par des reliures plus robustes et décorées.
Les reliures de la bibliothèque royale de Fontainebleau témoignent de l’usage prolongé de cette technique sous Henri II. On y retrouve des motifs réticulés, des arabesques et des compositions géométriques, ainsi que des chiffres royaux gravés avec une grande précision. Ce type de ciselure perdure au XVIIᵉ siècle sous Macé Ruette, avant de tomber progressivement en désuétude, bien que certains grands relieurs continuent à pratiquer cette technique de manière magistrale.
Ce n’est qu’au XIXᵉ siècle, avec l'essor du mouvement historiciste, que la ciselure des tranches renaît véritablement. Les grands noms de la reliure, tels que Lortic, Trautz-Bauzonnet, Cuzin ou encore Capé, exécutent des ciselures pour satisfaire les goûts raffinés de leurs clients bibliophiles. Par ailleurs, les relieurs de livres de piété, notamment le célèbre Gruel, adoptent largement cette technique, perpétuant ainsi une tradition ancienne tout en l’adaptant aux tendances religieuses et décoratives de l’époque.
Bien que la ciselure des tranches n’ait jamais totalement disparu après la Renaissance, sa rareté en France est telle qu’il existe peu de littérature sur le sujet. Marie-Pierre Lafitte et Fabienne Le Bars soulignent, dans leur ouvrage de 1999 Reliures royales à la Renaissance, la librairie de Fontainebleau, l'absence de vocabulaire spécifique et la difficulté à attribuer précisément ce travail aux différents artisans – qu’il s’agisse du doreur, du relieur ou du ciseleur.
Ainsi, la ciselure des tranches dorées reste un symbole du luxe et du raffinement dans l’art de la reliure, incarnant à la fois la virtuosité technique des artisans et la richesse des bibliothèques royales et privées. Ce type de décor est le reflet d'une époque où le livre n’était pas seulement un objet utilitaire, mais une œuvre d’art à part entière, où chaque détail, y compris les tranches, se devait d’être une expression de beauté et de prestige.
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