Le 15 février 2025, à l’âge de 67 ans, s’est éteinte Chantal De Spiegeleer. Figure à la fois discrète et singulière...
La comtesse de Verrue : une vie d’érudition, d’art et de volupté.
L’histoire de la comtesse Jeanne-Baptiste d’Albert de Luynes, comtesse de Verrue, incarne à la fois l’élégance et l’intellectualisme du Grand Siècle, période où les arts et les lettres s’entrelacent avec les intrigues et les passions. Née à Paris le 18 janvier 1670, elle s’impose comme une figure unique de mécénat et de collection dans l’Europe du xviiie siècle. Son existence, marquée par des décisions audacieuses, des amours tumultueuses et une passion insatiable pour les livres et les arts, a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire culturelle.
Les racines illustres d’une femme d’exception
La comtesse de Verrue appartient à une lignée prestigieuse. La famille d’Albert, originaire de Florence, s’installe en Comtat-Venaissin au début du xve siècle avant de gagner une influence majeure en France. En 1619, Charles d’Albert, petit-fils de Léon d’Albert, fait ériger le comté de Maillé en duché-pairie sous le nom de Luynes. C’est au sein de cette lignée noble que Jeanne-Baptiste voit le jour à l’hôtel de Luynes, à Paris, lieu prestigieux malheureusement disparu aujourd’hui. Son baptême, tenu à l’église Saint-Sulpice, marque son entrée dans la société sous les auspices de Jean-Baptiste Colbert, ministre d’État, et d’Anne-Julie de Rohan, princesse de Soubise.
Une jeunesse sous le signe de l’austérité et des arts
Élevée dans la rigueur janséniste de Port-Royal, la jeune Jeanne-Baptiste découvre tardivement les plaisirs du monde. Mariée à seulement 13 ans à Joseph-Ignace de Scaglia, comte de Verrue, elle quitte la France pour s’installer à Turin. Ce mariage la propulse dans la cour du duc de Savoie, Victor-Amédée II, dont elle devient la maîtresse. Après des années d’une relation passionnée mais controversée, elle quitte furtivement Turin en 1700, cherchant refuge à Paris, d’abord au couvent Notre-Dame de Consolation, puis dans une maison qu’elle achète rue du Cherche-Midi.
Une vie dédiée à la collection et à l’intellect
La comtesse de Verrue n’était pas qu’une aristocrate fortunée ; elle était avant tout une femme de goût et une mécène passionnée. Riche et intelligente, elle investit son énergie et sa fortune dans des collections qui émerveillent ses contemporains. Sa bibliothèque, comptant environ 18 000 volumes, était un véritable trésor de savoir et d’art, conservée dans des armoires en marqueterie ornées de rideaux de taffetas vert. Parmi les titres remarquables figuraient des éditions rares comme Rozemire ou l’Europe délivrée (Denis Thierry, 1657), estimée à 7 500 € en 2013, ou encore Histoire des Incas de Garcilaso de la Vega, évaluée à 11 000 €.
Les reliures de ses livres, souvent en maroquin rouge ou bleu, portaient ses armes, un mélange héraldique célébrant ses origines : les lions de la famille d'Albert de Luynes et les macles des Rohan. Ces ornements reflétaient un soin particulier pour l’esthétique, bien que certains critiques, comme Ernest Quentin Bauchart dans Les Femmes bibliophiles de France (1886), aient relevé des défauts dans la dorure ou la finition. Contrairement à d’autres bibliophiles de son époque, la comtesse ne cherchait pas seulement à exposer ses livres : elle les lisait, y annotait des commentaires et les utilisait pour approfondir ses connaissances.
Une mécène des arts et des lettres
La comtesse entretenait des relations étroites avec les écrivains et les penseurs de son temps. Jean-François Melon, dans son Essai politique sur le commerce, la cite comme un exemple éclatant de mécénat et de luxe éclairé. Par son soutien aux arts, elle aurait permis à des milliers d'artisans et d'artistes de vivre de leur talent.
Sa collection ne se limitait pas aux livres. Elle possédait également une impressionnante variété d’objets : tableaux, meubles, montres, tabatières et médailles. Elle s’appuyait sur des conseillers avisés, tels que le peintre Louis de Boullogne ou le diplomate Jean-François Leriget de La Faye, pour enrichir son cabinet de curiosités. Ses acquisitions annuelles, estimées à 100 000 livres, faisaient de son hôtel de la rue du Cherche-Midi un véritable musée privé.
Une vie partagée entre Paris et Meudon
Après la mort de son mari en 1704 à la bataille de Höchstädt, la comtesse se réfugiait l’hiver à Paris et passait ses étés à Meudon, où elle avait acheté une maison avec de vastes jardins. Ses résidences étaient aménagées avec soin pour accueillir ses collections, les pièces les moins prestigieuses étant souvent envoyées à Meudon.
Elle était également connue pour recevoir dans des lieux comme le château de Sainte-Assise ou celui de Condé-en-Brie, appartenant à des amis influents. Ces séjours lui permettaient de cultiver des amitiés avec des intellectuels et des artistes tout en profitant de la beauté des lieux.
La dispersion d’un héritage culturel exceptionnel
La comtesse de Verrue s’éteint le 18 novembre 1736 dans son hôtel de la rue du Cherche-Midi, emportée par une maladie pulmonaire. Elle avait anticipé sa mort en rédigeant un testament qui attribuait ses biens à ses proches. Cependant, après sa disparition, ses collections furent rapidement dispersées.
Sa bibliothèque, vendue en 1737, fit l’objet d’un catalogue détaillé, Catalogue des livres de feue Madame la comtesse de Verruë. Certains ouvrages furent exclus de la vente en raison de leur contenu religieux ou licencieux, tels que Les Lettres philosophiques de Voltaire ou La Galanterie monacale. Les amateurs de livres rares ont depuis retrouvé des exemplaires de sa collection dans les ventes aux enchères les plus prestigieuses.
Une héritière du luxe et de l’intellect
Surnommée la "dame de volupté", Jeanne-Baptiste d’Albert de Luynes incarne une époque où les femmes de son rang pouvaient briller non seulement par leur beauté ou leur richesse, mais aussi par leur intelligence et leur goût. Son quatrain épitaphe résume avec élégance sa philosophie de vie :
Ci-gît, dans une paix profonde,
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis en ce monde.
Aujourd’hui, son héritage survit à travers les objets et les ouvrages qu’elle a collectionnés, témoins d’un esprit raffiné et curieux qui a su allier les plaisirs mondains aux exigences de l’érudition.
Laissez un commentaire
Connectez-vous pour publier des commentaires