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La forme classique dans la bande dessinée : entre tradition, héritage et réinvention.
La rentrée littéraire en bande dessinée est marquée par un paradoxe frappant : malgré l'apparence d'une innovation constante, incarnée par l'émergence de nouvelles collections et de nouveaux formats éditoriaux, une grande partie de la production semble s'ancrer dans une tradition bien établie, une « forme classique » dont l'origine remonte aux années 50 et 60. Cet attachement à un modèle établi se manifeste par des éléments spécifiques : la narration axée sur l'aventure, l'utilisation de héros récurrents, le format « 48p » et le recours fréquent aux animaux personnifiés, à l’image de Blacksad ou Lapinot, rappelant des personnages iconiques comme Chlorophylle.
L'une des raisons qui explique la longévité de ce modèle est historique : ce format de bande dessinée a trouvé son assise durant les années 50, notamment sous l'influence de la loi du 16 juillet 1949 encadrant les publications pour la jeunesse. Ce cadre légal a contribué à structurer une certaine forme éditoriale qui a progressivement été acceptée comme la norme. De grands classiques de la bande dessinée franco-belge comme Astérix, Spirou, ou Les Tuniques Bleues ont ainsi établi une esthétique et des codes narratifs qui perdurent aujourd'hui. Cette « forme classique » est composée d'un ensemble de règles qui répondent à des attentes précises de lecture et de consommation, sans pour autant se départir de la capacité à divertir et captiver.
Une forme durable et adressée aux jeunes lecteurs
Un autre aspect essentiel du succès continu de cette forme est son orientation jeunesse. Les héros de bande dessinée, qu'ils soient enfants, comme Titeuf ou Petit Vampire, ou dotés d'attributs d'adultes sans en être vraiment, comme Tintin ou Spirou, sont conçus pour séduire un public jeune. Ces personnages incarnent souvent l’idéal du jeune indépendant, agissant comme des adultes tout en conservant une certaine naïveté. À titre d'exemple, Tintin et Fantasio, journalistes de profession, sont traités par leurs antagonistes comme des gamins inexpérimentés. D'autres héros comme Lucky Luke ou Astérix sont exempts de toute intrigue romantique ou sentimentale, ce qui les inscrit « hors du temps biologique ». Ils restent inaltérables, ne vieillissent pas, et ne s’engagent jamais dans des relations ou responsabilités de longue durée.
Malgré les évolutions sociales et artistiques, une grande part de la bande dessinée contemporaine s’inscrit encore dans ce même héritage des années 50. Bien qu’elle soit lue aussi par des adultes, elle conserve cette « essence » enfantine, reconnaissable et rassurante, qui assure son succès auprès des nouvelles générations.
1968-1975 : une bande dessinée en mutation pour les adultes
La période des années 68-75 représente un tournant pour la bande dessinée, qui s'émancipe peu à peu pour répondre aux attentes d'un lectorat adulte. Des œuvres comme celles de Métal Hurlant ou encore L’Écho des Savanes lancent le concept de « BD adulte », marquée par une liberté créative et thématique accrue. L’objectif n’est plus uniquement de divertir les enfants, mais de répondre à un lectorat plus mûr, friand de récits plus complexes, parfois transgressifs. Dans cette optique, des auteurs comme Moebius repoussent les limites du média : ils expérimentent sur le plan graphique et narratif et osent des thématiques plus adultes, comme la politique, la psychologie, et bien sûr, la sexualité.
Ce changement de cap a aussi permis à la bande dessinée érotique et pornographique de prospérer. Si la « BD adulte » est parfois mal interprétée comme une invitation à des contenus licencieux, ce type de bande dessinée a trouvé son public et est désormais une catégorie bien distincte dans le paysage éditorial. Le foisonnement créatif de cette époque a également contribué à élargir le spectre des thèmes abordés, permettant à la bande dessinée d'explorer de nouveaux territoires en matière de violence, d'érotisme, et de complexité psychologique, comme dans Les Passagers du vent ou Blueberry.
Une actualisation maîtrisée du format classique
Face aux avancées des années 70, une tendance est née, visant à actualiser le format classique pour répondre aux attentes des lecteurs adultes, sans toutefois en modifier radicalement les fondements. En parallèle, des bandes dessinées pour adultes, souvent héritières de la tradition franco-belge, voient le jour, avec des récits plus complexes, des héros qui expriment des désirs ou des sentiments amoureux, et une confrontation plus directe à la violence et à la mort. Des œuvres comme XIII, Le Tueur, ou Corto Maltese illustrent cette tendance à revisiter la bande dessinée classique en intégrant des éléments jusque-là réservés aux œuvres adultes.
Le principe de la série et l’immortalité des héros
Le principe de la série est une caractéristique marquante de la bande dessinée classique : chaque album forme une unité narrative autonome, et les personnages demeurent figés, insensibles aux transformations que le temps pourrait leur imposer. Cette absence de progression chronologique des héros renforce leur immortalité, leur conférant une constance rassurante pour les lecteurs. Jeremiah de Hermann en est un bon exemple, offrant une structure narrative inchangée d'un album à l'autre : les héros arrivent dans une ville, découvrent une situation de conflit, interviennent pour la régler, puis repartent vers de nouvelles aventures.
La forme classique comme cadre créatif et norme éditoriale
La forme classique de la bande dessinée, comparée au classicisme du XVIIe siècle, impose des règles de composition reconnues par l’ensemble des acteurs : éditeurs, auteurs et lecteurs. Les éditeurs, en particulier, voient dans cette forme un cadre commercial éprouvé, facilitant la production et la vente des albums en exploitant des référentiels connus de tous. De même, cette forme classique permet aux auteurs de s'exprimer au sein d'un langage commun, offrant des repères à leurs lecteurs. En raison de la structure normative et des canons esthétiques qu’elle impose, cette forme agit comme un cadre créatif qui oriente les auteurs dans leur démarche tout en valorisant des valeurs de simplicité et d’accessibilité.
Un espace de créativité pour certains auteurs
Certains auteurs, comme Lewis Trondheim et Joann Sfar, adoptent la forme classique avec originalité, en la manipulant comme une langue familière qu’ils peuvent adapter pour enrichir leur œuvre. Trondheim, dans Les Formidables aventures de Lapinot, ou Sfar, dans Donjon, s'inscrivent dans cette tradition tout en la réinventant. Par exemple, L’accélérateur atomique de Trondheim intègre des éléments de Spirou sans en faire une imitation, mais plutôt une œuvre autonome, inscrite dans la continuité de l’héritage de Franquin sans y être soumise.
Ainsi, les deux auteurs revendiquent un usage créatif de la forme classique, ni parodique, ni conformiste. Ils jouent avec les codes, les actualisent et les réinterprètent pour construire un univers narratif singulier tout en restant lisibles et accessibles.
Une forme classique, un héritage et une réinvention permanente
La forme classique en bande dessinée a façonné durablement l'industrie et les pratiques éditoriales. Entre la fidélité aux règles de cet héritage et la quête d’innovation, certains auteurs font le choix de se positionner par rapport à cette tradition : ils la respectent ou s’en émancipent, enrichissant ainsi la diversité créative du paysage de la bande dessinée. D’autres encore explorent des chemins nouveaux, inspirés de références comme le manga ou le comics, et expérimentent des formats inédits. Cependant, l’attachement à la forme classique reste une valeur sûre pour bon nombre d’auteurs et éditeurs, exploitée pour sa familiarité rassurante et pour sa capacité à réunir plusieurs générations autour des mêmes histoires intemporelles.
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