La genèse de l'adaptation littéraire, de l'illustration à la bande dessinée.

De l'illustration à la narration dessinée

Le processus d'adaptation consiste à transposer une œuvre d'un média à un autre tout en en conservant l'essence narrative. Passer d'un texte littéraire à une bande dessinée implique un déplacement significatif de l'économie narrative, du langage écrit vers celui du dessin. Avant d'explorer les spécificités de ce transfert vers le neuvième art, il est utile de s'attarder sur l'illustration, qui a initialement rapproché la littérature de l'image.

L'adaptation littéraire en bande dessinée s'enracine dans la longue tradition des livres illustrés. Dès le IIe siècle, certaines romances grecques étaient accompagnées de représentations figuratives. En Europe, au Moyen Âge, les manuscrits enluminés par des moines copistes témoignaient déjà de cette pratique. Avec l'invention de l'imprimerie à la Renaissance, l'illustration se popularise, donnant naissance à des genres littéraires spécifiques comme le livre d’emblèmes, qui associe images et textes descriptifs à des fins morales. Le XIXe siècle voit l'illustration atteindre un sommet grâce aux éditions grand public et aux revues : les gravures de Gustave Doré, par exemple, ont marqué des générations de lecteurs de La Fontaine, Perrault ou Cervantès.

Les pays anglophones ont également leur part d'illustres illustrateurs tels que John Tenniel, Arthur Rackham, Aubrey Beardsley, et Howard Pyle. Le XXe siècle confirme cette pratique, surtout dans l'édition jeunesse, où elle devient quasi systématique avec des auteurs comme Beatrix Potter et des collections telles que la “Bibliothèque rose” et la “Bibliothèque verte”.

L'illustration : une fenêtre narrative

L'illustration consiste à donner vie à des scènes marquantes du récit. Historiquement, elle se réserve aux romans d'aventures, aux récits de genre ou aux publications jeunesse. Une image surgit brièvement pour représenter un personnage, un décor, ou une péripétie spectaculaire, éclairant ainsi certains passages du récit. Contrairement à la bande dessinée, l'illustration ne concurrence pas le texte mais le complète, comme une figure de rhétorique visuelle, ajoutant du poids à la narration. Par exemple, les longues descriptions naturalistes dans Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne appellent une transposition visuelle.

Notons que plusieurs dessinateurs de bande dessinée ont également exercé l'illustration, comme le montre la collection “Futuropolis/Gallimard”, qui a associé Tardi à Céline, Baudoin à Le Clézio, et bien d'autres.

La bande dessinée : une narration totale

En adaptant un récit littéraire en bande dessinée, l'image ne se contente plus d'illustrer mais assume la totalité de la narration. La bande dessinée prend en charge l'intégralité du récit, contrairement à l'illustration qui ne présente que des fragments épars. Le texte est assimilé par l'image, inversant ainsi le mécanisme de l'illustration.

Flaubert écrivait en 1862 : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. » Il voyait dans l'illustration une simplification outrancière, incapable de rendre la profondeur et la complexité de l'écriture.

Les adaptations littéraires en bande dessinée, comme celles de la collection “Ex-Libris” des éditions Delcourt, fonctionnent souvent en réduisant le texte original à sa trame narrative essentielle, transformant les auteurs adaptés en simples scénaristes.

Les premières adaptations : entre commerce et culture

Les premières grandes collections d’adaptations littéraires en bande dessinée remontent aux “Classics Illustrated” publiés aux États-Unis entre 1941 et 1970, et à “Mondial Aventures” en France entre 1954 et 1959. Ces initiatives visaient à capitaliser sur la renommée des textes littéraires pour en tirer profit, exploitant le patrimoine romanesque comme une source inépuisable de revenus.

La popularité de la littérature populaire et des best-sellers a été exploitée par des auteurs comme Edgar Rice Burroughs, créateur de John Carter et de Tarzan, qui a décliné ses récits en comics et au cinéma dès 1929. Plus tard, des collections comme “B. Détectives” et “Jules Verne” ont poursuivi cette tendance, bien que souvent critiquées pour leur manque d'ambition artistique.

Adaptations pédagogiques : rendre la littérature accessible

Certaines adaptations visent un public scolaire avec un objectif pédagogique. Depuis le Moyen Âge, les “Bibles des pauvres” illustraient des textes religieux pour les illettrés. De nos jours, des collections comme “Romans de toujours” éditée par Adonis ou “Ex-Libris” de Delcourt poursuivent cette mission. Leur objectif est de rendre accessibles les trésors de la littérature mondiale sous une forme attrayante et moderne, souvent soutenues par des institutions éducatives.

Ces adaptations adoptent généralement un style de dessin clair et lisible, facilitant la compréhension pour tous les âges. Elles sont souvent accompagnées de matériel pédagogique pour une exploitation en classe, contribuant ainsi à la diffusion et à l'appréciation de la littérature classique.

Transfigurations artistiques : l'appropriation créative

Certaines bandes dessinées vont au-delà de la simple adaptation en transfigurant profondément le texte original. Elles créent ainsi une œuvre nouvelle, une réinvention artistique. C'est le cas de l'adaptation du roman de Paul Auster Cité de verre par Paul Karasik et David Mazzucchelli en 1994. Ce travail exemplaire utilise la bande dessinée comme un mode d'expression à part entière, exploitant pleinement ses possibilités pour refléter la complexité et la symbolique du texte d'origine.

Kick Russ, dans son anthologie Le Canon graphique, a rassemblé de nombreux exemples de ce type d'adaptation, mettant en lumière la diversité et la richesse des approches artistiques dans la bande dessinée.

Les maîtres de l'adaptation graphique

Des dessinateurs comme René Giffey, Hugo Pratt et Dino Battaglia ont su magnifier les œuvres littéraires par leur talent. En Argentine, Alberto Breccia a repoussé les limites de la représentation en bande dessinée, notamment avec ses adaptations des récits de Lovecraft, où il parvient à rendre l'indicible et l'innommable.

Des œuvres comme Le Château d'Olivier Deprez, Le Décaméron de Vincent Vanoli, et Docteur Jekyll et Mister Hyde de Lorenzo Mattotti montrent comment la bande dessinée peut communiquer visuellement les émotions et l'atmosphère d'un texte littéraire, tout en offrant une vision personnelle et artistique du dessinateur.

Transpositions contemporaines : nouvelles perspectives

Des bandes dessinées comme 120, rue de la gare de Jacques Tardi d'après Léo Malet démontrent une fidélité scrupuleuse au texte original tout en apportant une touche personnelle unique. Tardi parvient à ressusciter l'atmosphère sombre et délétère du roman de Malet, offrant une représentation fidèle de la France occupée pendant la Seconde Guerre mondiale.

D'autres collections, comme “Noctambule” de Soleil Productions et Rivages/Casterman, laissent une grande liberté aux dessinateurs, produisant des œuvres d'une grande exigence graphique et littéraire.

Libertés créatives : réinventions audacieuses

Certaines adaptations prennent de grandes libertés avec le texte original, créant des œuvres profondément réinventées. Le Don Quichotte de Benito Jacovitti et le Pinocchio de Winshluss en sont des exemples marquants. Ces bandes dessinées transposent les personnages et les thèmes dans un contexte contemporain, offrant une lecture nouvelle et souvent satirique des œuvres classiques.

Des œuvres comme Dracula d’Alberto Breccia, Gemma Bovery de Posy Simmonds, et Mystérieuse matin, midi et soir de Jean-Claude Forest montrent comment la bande dessinée peut moderniser et transformer des textes littéraires pour en faire des créations originales et pertinentes pour notre époque.

L'adaptation littéraire en bande dessinée est donc un domaine riche et varié, capable de traduire, transformer et transcender les œuvres originales. Que ce soit par une fidélité scrupuleuse ou par une réinvention audacieuse, la bande dessinée offre un terrain d'exploration infinie pour les créateurs et les lecteurs, révélant de nouvelles dimensions des textes classiques à travers le prisme du neuvième art.