La monumentalité de l’édition des œuvres de Jean Racine par Pierre Didot ou l’art du livre au début du XIXe siècle.

Au tournant du XIXe siècle, la France traverse une période de profondes transformations politiques et culturelles, marquée par la quête d'une identité nationale renouvelée. Au cœur de ce processus, la figure de Jean Racine (1639-1699) se dresse comme un monument littéraire, un symbole de la grandeur française. C’est dans ce contexte que Pierre Didot (1760-1853), célèbre éditeur-imprimeur, entreprend la publication des Œuvres de Jean Racine, un ouvrage qui, bien plus qu'une simple réédition, se veut une véritable œuvre d'art, un monument typographique, littéraire et politique.

Le monument typographique : l'art du livre selon Pierre Didot

Sous la Révolution et jusqu'aux premières années de l'Empire, Pierre Didot s’impose comme l’un des acteurs les plus influents de l’édition française, poursuivant l’œuvre de la dynastie Didot. Son ambition dépasse de loin la simple production de livres : il cherche à ennoblir le livre, à le hisser au rang d’œuvre d’art. La série dite « du Louvre », initiée en 1798 avec les Bucoliques, les Géorgiques et l'Énéide de Virgile, en est la parfaite illustration. Publiée après que Didot ait installé ses presses au Palais National des Sciences et des Arts, cette série marque l’apogée de l’esthétique Didot, une combinaison subtile de grandeur et de simplicité.

L'édition des Œuvres de Jean Racine, publiée à partir de 1801, s'inscrit dans cette série prestigieuse. Dans la préface du premier volume, Didot exprime son ambition de créer un « monument typographique » en l'honneur de Racine, une œuvre nationale qui célèbre à la fois le génie du tragédien et l'excellence des artisans français du livre. Cet ouvrage se compose de trois imposants volumes in-folio, conçus avec des matériaux de la plus haute qualité : reliures en maroquin ornées, papier vélin de la fabrique de Joseph de Montgolfier, et encre d’une noirceur incomparable. La mise en page, sobre et géométrique, accentue l'impression de majesté, en harmonie avec les caractères typographiques anguleux créés par Firmin Didot, frère de Pierre.

Le Racine de Didot est ainsi conçu comme un objet monumental, une œuvre qui dépasse la simple fonction de lecture pour devenir un objet d'art. Cette monumentalité se retrouve également dans les illustrations : 56 gravures au burin, réalisées par des artistes de renom, sous la supervision de Jacques-Louis David, viennent accompagner les textes. Ces images, inspirées de l'Antiquité gréco-romaine, reflètent l'esthétique néoclassique en vogue à l'époque et renforcent le caractère solennel de l'ouvrage. Chaque illustration, isolée sur une page en ouverture d'acte, est encadrée d'une fine bordure, rappelant la dignité des peintures d'histoire.

Pour Didot, le livre n'est plus seulement un support de texte, mais un monument à la gloire de Racine et du génie français. En limitant le tirage à 250 exemplaires, en numérotant et signant chaque copie, Didot confère à son ouvrage une aura de rareté et de prestige, le transformant en un objet de collection.

Le monument littéraire : Racine, un pilier de l'identité nationale

Au-delà de la dimension typographique, l'édition des Œuvres de Jean Racine s’inscrit dans une démarche de célébration de la littérature classique française. Racine, maître incontesté de la poésie tragique, est érigé en symbole de l'excellence littéraire française. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, son œuvre est perçue comme un modèle de la tradition littéraire française, un pilier de l'identité nationale. Le théâtre de Racine, avec son respect strict des règles classiques et son exploration des passions humaines, incarne les valeurs de simplicité, d'élégance et de profondeur psychologique, qualités qui le placent au-dessus de ses contemporains, notamment Corneille.

Sous l'Empire, Napoléon réinstalle Racine sur le trône des gloires nationales, le consacrant comme un classique culturel et scolaire. En 1802, Racine figure parmi les écrivains inscrits sur la Liste nationale obligatoire d'auteurs français, renforçant ainsi son statut de « valeur de première classe ». Les Œuvres de Jean Racine de Didot participent à cette entreprise de canonisation, en offrant une édition somptueuse qui rend hommage à la grandeur du poète.

Cette édition de 1801 se distingue par son refus de la tradition iconographique du XVIIIe siècle, marquée par une certaine spectacularité. Les illustrations du Racine de Didot, loin de céder à la tentation du sensationnel, respectent la bienséance classique et s’attachent à refléter l’esthétique du XVIIe siècle, soulignant ainsi le lien entre l’œuvre de Racine et le grand siècle de Louis XIV.

Le monument politique : Napoléon et la récupération du passé monarchique

Enfin, les Œuvres de Jean Racine de Pierre Didot ne peuvent être dissociées du contexte politique dans lequel elles sont produites. Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, s'inscrit dans une démarche de légitimation de son pouvoir par le passé monarchique français, et notamment par la figure de Louis XIV. Dans ce contexte, la publication des Œuvres de Jean Racine prend une dimension politique, s’inscrivant dans l’effort de Napoléon pour se présenter comme l’héritier des grands monarques français.

Le mécénat impérial, qui encourage la création artistique au service du régime, trouve dans l’édition de Didot un écho parfait. Ce livre-monument, par son lien avec la figure de Racine et par son ancrage dans la tradition classique, participe à l’entreprise de glorification du passé monarchique, tout en renforçant la légitimité du pouvoir napoléonien. En célébrant Racine, Didot célèbre aussi, en filigrane, le régime en place, dans une œuvre qui incarne à la fois la grandeur littéraire et l’excellence artistique française.

Conclusion : Les infortunes d’un monument inégalé

Malgré la grandeur de l’entreprise, les Œuvres de Jean Racine de Pierre Didot rencontrent un accueil mitigé. Si le livre est un chef-d’œuvre typographique, littéraire et politique, sa réception est marquée par des critiques discrètes et une déroute commerciale qui contrastent avec l’ambition de l’éditeur. Ce contraste s’explique par plusieurs facteurs, dont la grandeur même de l’ouvrage, peut-être trop imposant pour une époque où le livre intime et accessible gagne en popularité.

Cependant, ces « infortunes » n’enlèvent rien à la signification culturelle et artistique de l’édition. En célébrant Racine à travers une œuvre d’une telle monumentalité, Didot ne se contente pas de rééditer un classique : il crée un objet d’art, un monument typographique qui, malgré son échec commercial, demeure un témoignage éloquent de la quête d’identité nationale et du goût pour le sublime qui caractérisent la France du début du XIXe siècle.

Ainsi, l’édition des Œuvres de Jean Racine par Pierre Didot, loin d’être une simple entreprise éditoriale, s’inscrit dans une triple monumentalité qui, malgré son accueil réservé, marque un sommet dans l’art du livre et dans la célébration du génie littéraire français.