L’affaire Chasles-Vrain-Lucas : supercheries et lettres autographes incroyables.

L’histoire de Michel Chasles et de Denis Vrain-Lucas se déroule dans un cadre fascinant qui allie la rigueur scientifique à l’audace d’une escroquerie littéraire d’envergure. Cette affaire, qui éclate au grand jour dans la seconde moitié du xixe siècle, offre un exemple saisissant de la manière dont la soif de connaissance et la crédulité peuvent être exploitées de manière cynique, même parmi les esprits les plus brillants de leur temps.

Michel Chasles : le savant dévoué à la science

Michel Chasles, né en 1793, est l’une des figures majeures de la géométrie au xixe siècle. Élève du célèbre Gaspard Monge, il se distingue par ses contributions essentielles à la géométrie projective et affine. Sa relation éponyme, la relation de Chasles, demeure un élément fondamental dans l’étude des quadrilatères. De plus, son théorème, qui porte également son nom, a ouvert de nouvelles perspectives dans le domaine de la géométrie des coniques et des courbes algébriques. Mais au-delà de ses exploits mathématiques, Chasles est un homme passionné par l’histoire et les documents anciens. Issu d’une famille aisée, il se consacre pleinement à ses recherches et à la collection de manuscrits historiques, un passe-temps qui deviendra la source de sa perte.

Denis Vrain-Lucas : l’art du faux

En contraste avec Chasles, Denis Vrain-Lucas, né en 1816, provient d’un milieu modeste. Autodidacte, il apprend à lire et à écrire par ses propres moyens, et développe au fil du temps une aptitude extraordinaire pour la contrefaçon. Après avoir travaillé comme clerc d’avoué et greffier, Vrain-Lucas s’établit à Paris, où il tente sans succès d’obtenir un poste de catalogueur à la bibliothèque impériale, la future bibliothèque nationale de France. Rejeté pour son manque de diplômes, il se tourne vers des activités moins scrupuleuses, notamment la fabrication de faux arbres généalogiques pour des bourgeois en quête de noblesse. C’est dans ce contexte qu’il perfectionne ses talents de faussaire, apprenant à vieillir artificiellement les papiers et les encres pour créer des documents d’apparence authentique.

La rencontre infortunée

L’affaire débute en 1861, lorsque Vrain-Lucas entre en contact avec Chasles. Se présentant comme un compatriote originaire d’Eure-et-Loir, il se rapproche du mathématicien en jouant sur leur passion commune pour les manuscrits historiques. Chasles, célibataire dévoué à sa carrière scientifique, est immédiatement séduit par l’offre de Vrain-Lucas, qui prétend détenir des lettres d’une valeur inestimable. Parmi les premières pièces présentées figurent des lettres prétendument écrites par Molière, Racine et Rabelais. C’est le début d’un engrenage fatal qui durera près de six ans et au cours duquel Chasles se verra délester de plus de 150 000 francs de l’époque, une somme colossale équivalente à environ 600 000 euros aujourd’hui.

Une escroquerie d’une ampleur inédite

Au fil des années, Vrain-Lucas élargit son répertoire de faussaires, créant des documents de figures historiques aussi diverses que Cléopâtre, Alexandre le Grand, et même Vercingétorix. Mais c’est sa série de lettres entre Blaise Pascal et Isaac Newton qui provoque la chute de l’escroquerie. Chasles, fasciné par l’idée que Pascal ait pu devancer Newton dans la découverte de la loi de la gravitation universelle, présente ces lettres à l’académie des sciences en 1867. L’indignation est immédiate : la simple idée que Pascal, mort à 39 ans, ait pu correspondre avec un Newton alors enfant, paraît invraisemblable. Pourtant, Chasles persiste, alimenté par de nouvelles lettres fournies par Vrain-Lucas chaque fois que des doutes sont exprimés.

La chute et la révélation

L’affaire prend une tournure publique lorsque des experts, notamment en paléographie, commencent à analyser les documents. L’écriture, bien que soigneusement imitée, ne correspond pas aux lettres authentiques de Pascal. Confronté à l’évidence, Chasles se résout à dénoncer Vrain-Lucas, qui est arrêté en septembre 1869. Lors de son procès en 1870, les détails de l’escroquerie sont révélés au grand jour. Le tribunal entend la lecture de lettres aussi absurdes que celle de Vercingétorix accordant un laissez-passer à Pompée, ou celle de Marie-Madeleine écrivant à Lazare après sa résurrection. Le ridicule de ces fabrications suscite l’hilarité, mais la condamnation est sévère : Vrain-Lucas écope de deux ans de prison et d’une amende, après avoir forgé plus de 29 000 faux documents.

Les suites de l’affaire

Malgré la gravité de l’escroquerie, l’histoire prend une tournure presque tragique pour Chasles. Il doit admettre publiquement qu’il a été dupé, perdant ainsi non seulement une fortune, mais aussi sa réputation au sein de la communauté scientifique. De son côté, Vrain-Lucas, après avoir purgé plusieurs peines de prison, retourne dans sa région natale et se consacre à la vente de livres anciens, une activité cette fois authentique. Il meurt en 1881, laissant derrière lui l’image d’un escroc ingénieux mais sans scrupules.

L’héritage littéraire et historique

L’affaire Chasles-Vrain-Lucas a inspiré des écrivains tels qu’Alphonse Daudet, qui y a puisé des éléments pour son roman L’immortel, paru en 1880. Mais au-delà de la littérature, cette histoire pose des questions sur la crédulité, même parmi les esprits les plus rationnels. Elle montre aussi comment une obsession pour l’authenticité peut devenir une faiblesse fatale. Aujourd’hui, les rares documents restants de cette vaste supercherie sont conservés à la bibliothèque nationale de France, témoins muets d’une époque où l’art du faux pouvait tromper les plus grands savants.

En somme, l’affaire Chasles-Vrain-Lucas reste un exemple édifiant de la manière dont la quête de savoir peut être détournée par l’imagination débridée d’un faussaire, et de la façon dont une relation de confiance, aussi improbable soit-elle, peut se transformer en une tragédie aux conséquences durables.