Le cabinet des merveilles : dans la bibliothèque rêvée de Pierre Brossette.

Il est des bibliothèques qui traversent les siècles, muettes et lumineuses, comme des chapelles laïques vouées à l’art de lire. Celle de Pierre Brossette, récemment dispersée aux enchères chez Christie’s, appartient à cette catégorie d’oratoires du savoir. Ce Cabinet des livres, dévoilé à Paris le 22 mai 2025, n’était pas seulement une collection. C’était un geste. Une profession de foi dans la beauté du livre comme objet total – texte, papier, reliure, provenance, dédicace, illustration. Une bibliothèque idéale, bâtie dans la continuité d’un lignage lyonnais de bibliophiles, et tendue vers un seul but : faire dialoguer l’histoire littéraire avec l’histoire de l’art.

Une vente manifeste

Le succès de la vacation fut à la hauteur de l’exigence du collectionneur. Sur les 148 lots proposés, 85 % trouvèrent preneur, pour un total de 6,16 millions d’euros, dépassant les estimations hautes. Vingt et un lots franchirent la barre des 100 000 €, dont quatre dépassèrent les 300 000 €. Ces chiffres, s’ils témoignent de l’appétit intact du marché pour les grandes pièces bibliophiliques, ne disent pas tout. Car cette vente fut aussi un moment rare de convergence entre amateurs éclairés, institutions et marchands d’exception, réunis autour d’un même émerveillement : celui de la singularité du livre ancien.

L’art du livre, du XVIIIe au XXe siècle

La bibliothèque de Pierre Brossette couvrait près de trois siècles d’édition, du classicisme des Lumières aux audaces de l’avant-garde. Chaque pièce semblait avoir été choisie non seulement pour sa valeur patrimoniale, mais aussi pour sa capacité à tisser des correspondances avec les autres.

Parmi les lots phares, une somptueuse édition des Fables de La Fontaine illustrées par Jean-Baptiste Oudry, en reliure aux armes de Maria Feodorovna, s’envola à 378 000 €. Ce monument de l’édition française du XVIIIe siècle, alliance subtile entre raffinement typographique et beauté narrative, incarnait l’élégance classique du fonds.

Autre joyau, un exemplaire rarissime d’Émile ou De l’éducation de Rousseau, dans une condition bibliophilique parfaite, considéré comme le plus bel exemplaire connu, fut adjugé 176 400 €.

Du côté des romantiques et réalistes du XIXe siècle, plusieurs pièces notables illustrèrent le dialogue intime entre littérature et histoire littéraire. Ainsi de Madame Bovary, exemplaire dédicacé à Alexandre Dumas père, parti pour 214 200 €, ou de L’Éducation sentimentale, adressée à George Sand, vendue 151 200 €. Quant au Comte de Monte-Cristo, fleuron d’Alexandre Dumas, il fut acquis pour 214 000 €. À ces figures tutélaires s’ajoutait un exemplaire des Œuvres complètes de Balzac, accompagné d’un envoi à sa mère, qui atteignit lui aussi 176 400 €.

L’avant-garde en majesté

Mais c’est peut-être dans la partie XXe siècle que le cabinet révélait sa dimension la plus personnelle, la plus audacieuse aussi. Car aux reliures anciennes répondaient ici les éclats modernes des artistes du livre. Le trio Breton–Éluard–Bonet, tout d’abord, faisait figure de colonne vertébrale poétique. Plusieurs ouvrages surréalistes, parmi lesquels Nadja, L’Immaculée Conception ou L’Amour, la poésie, furent réunis dans des reliures abstraites de Paul Bonet, véritables œuvres d’art modernes. L’ensemble fut acquis pour un total spectaculaire de 869 400 €, triplant son estimation.

Autre pièce de bravoure : l’incontournable Jazz de Matisse (1953), illustré de vingt planches originales en couleurs, et relié par Rose Adler. Ce manifeste du livre d’artiste, sommet de l’union entre peinture et typographie, séduisit un amateur pour 327 600 €.

À travers ces acquisitions modernes, Pierre Brossette exprimait une idée neuve : celle d’un livre qui, loin de se figer dans le passé, continue de dialoguer avec la création contemporaine.

Une bibliothèque comme œuvre d’art

Ce cabinet, à bien des égards, relevait de la composition musicale ou du montage cinématographique. Chaque pièce y jouait une note, un motif, une résonance. Loin de n’être qu’un empilement de raretés, cette bibliothèque incarnait une pensée. Elle s’élevait comme un poème discret dédié au livre total – texte, matière, image, geste.

La diversité des provenances, la cohérence des choix, la précision des reliures, tout témoignait d’une haute idée de la lecture : un art complet, à la croisée du sens, du sensuel et du sensible.

Une transmission, non un adieu

Avec cette vente, ce n’est pas la fin d’un monde, mais la transmission d’une vision. Les livres de Pierre Brossette vont désormais rejoindre d’autres bibliothèques, publiques ou privées. Ils y poursuivront leur vie, silencieuse mais agissante, entre les mains d’autres lecteurs passionnés.

En dispersant ce Cabinet des livres, Christie’s n’a pas seulement vendu des objets. Elle a mis en lumière ce que peut être une bibliothèque : un lieu de mémoire et d’imaginaire, un laboratoire de beauté et de pensée, un refuge contre la fugacité du monde.