Pendant soixante-dix ans, l’album pour enfants a connu une transformation en profondeur. D’un simple outil de...
Le réalisme magique, aux frontières du visible et de l'invisible.
Le réalisme magique, une notion aujourd'hui largement associée à la littérature latino-américaine, trouve ses racines bien avant son adoption par des écrivains tels que Gabriel García Márquez. Cependant, il est intéressant de noter que ce terme a été employé dès la fin du XVIIIe siècle par Novalis. Pourtant, ce n'est qu'au XXe siècle, et notamment à partir de 1925, qu'il commence à s'imposer véritablement dans le discours critique, d'abord dans le domaine de la peinture avant de pénétrer la sphère littéraire.
La genèse du réalisme magique : une empreinte picturale
Le terme "réalisme magique" est d'abord appliqué au monde de l'art, précisément lors de l'exposition organisée par Gustav Friedrich Hartlaub à Mannheim en 1925, dédiée aux représentants de la Neue Sachlichkeit. À cette occasion, l'historien de l'art Franz Roh utilise ce terme pour désigner deux courants post-expressionnistes : le vérisme et le néo-classicisme. Le vérisme est une célébration de la réalité objective du monde moderne, tandis que le néo-classicisme s'intéresse à la dimension mythique et atemporelle de cette même réalité. Cette distinction montre déjà comment le réalisme magique cherche à capturer une réalité qui transcende l'ordinaire, en y ajoutant une touche de mystère ou de mythologie.
En 1927, Massimo Bontempelli applique pour la première fois ce concept à la littérature dans son essai "Novecento". Tout comme Roh, Bontempelli se tourne vers le monde des images et cherche ses modèles parmi les artistes de la Renaissance, soulignant l'importance de l'élément visuel dans la genèse du réalisme magique. L'idée que l'art visuel puisse servir de modèle à la littérature n'est pas nouvelle, mais elle acquiert une importance particulière dans le contexte du réalisme magique, où le visible et l'invisible s'entrelacent pour créer une réalité augmentée.
Le réalisme magique en Belgique : une dualité nationale
La Belgique, et en particulier sa communauté francophone, a également adopté et adapté le concept de réalisme magique, bien qu'il soit souvent en dialogue avec deux traditions : celle du fantastique et celle d'une représentation duale de la nation. Le fantastique belge, par essence, s'enracine dans une tradition où l'étrange se mêle au quotidien, où le réel est constamment perturbé par l'irruption de l'inexplicable.
Edmond Picard joue un rôle crucial dans l'introduction du réalisme magique en Belgique, notamment à travers son concept de "fantastique réel" en 1887. Ce dernier est, selon Picard, un reflet plus authentique de la réalité, où les mystères du monde et de la psyché humaine ne sont jamais totalement explicables. Cette vision s'inscrit dans une longue tradition du fantastique, mais elle introduit une nouvelle dimension, celle où le réel est saturé de mystère et d'étrangeté, sans pour autant basculer entièrement dans l'irréel.
Picard est influencé par les progrès de la science et de la psychologie, et son "fantastique réel" se distingue du "fantastique imaginatif" par une approche plus analytique et plus ancrée dans les réalités contemporaines. Cependant, malgré cette apparente modernité, son travail reste profondément ancré dans les traditions littéraires romantiques et naturalistes, ce qui illustre la complexité du réalisme magique belge, à la fois tourné vers le passé et ouvert aux innovations du présent.
Franz Hellens et la synthèse du réalisme magique belge
Franz Hellens émerge comme une figure centrale du réalisme magique en Belgique. À travers ses œuvres, il combine les influences du fantastique et du mysticisme avec un réalisme minutieux, créant ainsi une littérature qui reflète la dualité belge. Hellens, tout en restant fidèle à l'héritage littéraire belge, est aussi un innovateur qui repousse les limites de la fiction. Dans ses récits, l'étrange est souvent une déformation subtile du réel, un glissement imperceptible vers l'inconnu, ce qui le place en plein cœur du réalisme magique.
Cependant, Hellens refuse de se laisser enfermer dans une seule catégorie. Ses œuvres comme Les Clartés latentes ou Mélusine témoignent d'une variété d'influences, du merveilleux symboliste à un réalisme plus âpre, illustrant ainsi la diversité des inspirations qui alimentent le réalisme magique en Belgique. Il est également intéressant de noter comment Hellens, tout en s'inspirant des traditions littéraires belges, parvient à les réinventer, à les adapter aux nouvelles sensibilités littéraires du XXe siècle.
Le réalisme magique dans le contexte littéraire français
En France, le réalisme magique a connu un destin différent, souvent confronté aux évolutions et aux tensions du monde littéraire. Au début du XXe siècle, alors que les écrivains et critiques français s'interrogent sur la place du merveilleux et de l'aventure dans la littérature, le réalisme magique reste en marge des grandes tendances littéraires. Les débats autour de l'esthétique symboliste, du roman d'aventure et du surréalisme montrent comment le réalisme magique peine à trouver sa place dans un paysage littéraire marqué par des divisions strictes entre la prose romanesque et la poésie.
André Breton, dans son Manifeste du surréalisme de 1924, incarne une autre tension. Bien qu'il défende une littérature ouverte à l'automatisme et au rêve, il rejette fermement le fantastique traditionnel, qu'il associe à une prose trop ancrée dans l'anecdote. Breton oppose le merveilleux, qu'il considère comme l'étalon de la beauté, au fantastique, qu'il voit comme une simple tentative de rationalisation de l'inexplicable. Ce rejet du fantastique et du réalisme magique par les surréalistes montre comment ces courants littéraires se sont souvent opposés, malgré leurs points de convergence.
Edmond Jaloux, critique influent de l'époque, défend pour sa part une vision plus ouverte du réalisme magique, qu'il associe à un "réalisme mythique" ou "féérique". Pour Jaloux, le réalisme magique permet d'introduire une atmosphère de rêve et de mystère dans le cadre du roman réaliste, créant ainsi une nouvelle forme de fiction qui transcende les frontières traditionnelles entre le réel et l'irréel. Cependant, sa vision reste en tension avec celle des avant-gardes parisiennes, qui cherchent à repousser les limites du roman vers une plus grande abstraction ou une exploration plus audacieuse des territoires de l'imaginaire.
La place du réalisme magique dans la littérature belge moderne
En Belgique, le réalisme magique continue d'évoluer, notamment sous l'influence d'auteurs comme Robert Poulet et Johan Daisne. Poulet, en particulier, voit dans le réalisme magique une synthèse des tendances littéraires belges, alliant réalisme et aventure avec une touche de féerie. Son œuvre Handji incarne cette vision, où le réalisme magique devient un "roman d'aventures du lecteur", un voyage imaginaire qui transcende les simples péripéties pour atteindre une dimension poétique et métaphysique.
Daisne, quant à lui, adopte le terme de "réalisme magique" dans un sens plus large, influencé par ses lectures de Bontempelli et par son propre désir de donner une dénomination internationale à une forme d'imaginaire qui transcende les frontières linguistiques et culturelles. Cela montre comment le réalisme magique en Belgique reste un concept fluide, capable d'absorber diverses influences tout en conservant une identité propre.
Conclusion : un signifiant aux multiples facettes
Le réalisme magique, à travers ses diverses manifestations en Belgique, en France et au-delà, montre la richesse et la complexité d'un concept qui refuse de se laisser enfermer dans une définition rigide. Il incarne une approche de la réalité qui est à la fois ancrée dans le réel et ouverte à l'inexplicable, une fusion de l'ordinaire et du fantastique qui permet aux écrivains de créer des mondes où les frontières entre le visible et l'invisible sont constamment remises en question.
En fin de compte, le réalisme magique n'est peut-être rien de plus qu'un "signifiant vide", comme le suggère Jean Ray dans son œuvre, prêt à recueillir tous les fantasmes et à leur donner une forme littéraire. Il continue d'inspirer les écrivains, les critiques et les lecteurs, offrant un espace où l'imagination peut s'épanouir librement, sans les contraintes des genres ou des traditions littéraires strictes. Dans ce sens, le réalisme magique reste un outil précieux pour explorer les multiples dimensions de la réalité et de l'imaginaire, un pont entre le visible et l'invisible qui ne cesse de fasciner et d'intriguer.
Laissez un commentaire
Connectez-vous pour publier des commentaires