À la croisée des chemins entre l’artisanat d’exception et la quête esthétique, la figure de Marius-Michel s’impose...
Le roman en gravures : redécouverte d'un art silencieux et engagé.
Le roman en gravures, genre littéraire et artistique né dans les années 1920, connaît aujourd'hui un regain d'intérêt, notamment grâce à des rééditions récentes et des initiatives éditoriales en Europe et aux États-Unis. Bien que méconnu et resté en marge de l'industrie du divertissement, il est aujourd'hui perçu comme l'une des sources historiques du roman graphique, un genre de bande dessinée qui s'est imposé dans les années 1980. Certains grands noms du domaine, comme Art Spiegelman et Scott McCloud, considèrent le roman en gravures comme une étape méconnue mais fondamentale dans l'histoire de la bande dessinée. Cependant, cette œuvre reste à la frontière de ce que l'on appelle aujourd'hui le neuvième art, et mérite qu'on l'examine sous l'angle de l'histoire de l'art et de la littérature.
Qu’est-ce qu’un roman en gravures ?
Le roman en gravures se distingue avant tout par son absence totale de texte. Composé exclusivement de gravures pleine page, il ne laisse au lecteur que les images pour comprendre l’histoire. Le genre fut largement exploré par des artistes comme Frans Masereel, considéré comme son principal représentant, mais aussi par d’autres créateurs de renom comme Lynd Ward et Otto Nückel. Dans ces œuvres, chaque image prend la forme d’une gravure, généralement sur bois, et se présente au lecteur comme une page autonome. Le lecteur est alors invité à combler lui-même les lacunes narratives, à interpréter et à imaginer les transitions entre les scènes.
Une naissance dans un contexte historique spécifique
Le roman en gravures a vu le jour dans un contexte historique très particulier : les années 1920 et 1930, marquées par la Première Guerre mondiale, la montée du fascisme en Europe et la Grande Dépression. Ces événements ont profondément influencé les artistes qui ont choisi ce médium pour véhiculer des idées politiques et sociales. Les romans en gravures se sont souvent inscrits dans une critique acerbe du capitalisme et ont défendu des idéaux socialistes, comme en témoignent les œuvres de Frans Masereel.
Masereel, né en 1889 dans une famille bourgeoise flamande, fut fortement influencé par l’engagement politique de son beau-père, ainsi que par l’idéalisme libertaire de l’époque. Ayant fui la guerre en Suisse, il y rencontre l'écrivain pacifiste Romain Rolland et commence à produire ses premières gravures, notamment dans des œuvres comme Debout les Morts et Les Morts parlent. Ces premières suites de gravures, bien qu’encore éloignées du roman en gravures proprement dit, s’inscrivent dans une tradition artistique plus ancienne, héritée de la Danse macabre de Holbein ou des Misères de la guerre de Callot. C'est dans cette période d'exil et de réflexion sur les horreurs de la guerre que l'artiste amorce sa réflexion sur l’utilisation de l’image pour dénoncer l'injustice sociale.
25 images de la passion d’un homme : l’invention du roman en gravures
L’année 1918 marque un tournant décisif avec la publication à compte d’auteur de 25 images de la passion d’un homme, qui est souvent considéré comme le premier roman en gravures. Cette œuvre de Masereel raconte, à travers une série de gravures d’une sobriété saisissante, la vie d’un homme né dans la misère et condamné à vivre une existence marquée par la souffrance, l’injustice et l’aliénation sociale. Ce récit est profondément elliptique, laissant de larges zones d’ombre que le lecteur doit combler par sa propre interprétation. L’histoire, loin d’être joyeuse, dresse un portrait sombre et désespéré de l’humanité, tout en posant la question de la lutte pour la survie dans un monde brutal et injuste.
Mon Livre d’heures : une œuvre symbolique et spirituelle
Un an plus tard, en 1919, Masereel publie Mon Livre d’heures, une œuvre qui, bien que souvent classée comme un roman en gravures, se distingue par son absence d’intrigue linéaire. Le héros, anonyme, traverse une série d’événements divers : il se promène dans une ville inconnue, découvre la vie moderne, voyage à travers le monde, sauve une petite fille, perd des êtres chers, et finit par adopter une attitude anarchiste face aux conventions sociales et religieuses. Le titre de l’œuvre fait référence aux livres d’heures médiévaux, ces recueils de prières et de psaumes utilisés pour la pratique quotidienne de la religion catholique. Pourtant, le héros de Masereel n’a rien de religieux : son parcours est celui d’un homme en quête de liberté, en rébellion contre l’autorité et les normes de la société bourgeoise.
L’absence de texte dans Mon Livre d’heures confère à l’œuvre une ouverture interprétative rare. Les critiques, tels que Chris Lanier, ont noté que l’enchaînement des scènes semble dicté par la seule présence du personnage principal. Cette indétermination narrative et temporelle est une caractéristique clé du roman en gravures, qui, en l’absence de légendes ou de dialogues, laisse au lecteur une grande liberté d’interprétation. Les événements décrits pourraient se dérouler sur une courte période, comme sur plusieurs décennies ; le héros lui-même ne semble pas affecté par le passage du temps, un effet qui renforce l’aspect symbolique de l’œuvre.
La diversité des œuvres de Masereel
Masereel ne s’est pas limité à un seul modèle de roman en gravures. Chaque livre est une nouvelle exploration des potentialités narratives du genre. Par exemple, L’Idée (1920) est une allégorie où une idée, incarnée par une femme nue, parcourt le monde en affrontant divers obstacles. Ce roman visuel, avec ses jeux de perspectives inversées, rappelle les expérimentations artistiques de l’avant-garde de l’époque.
En revanche, Histoire sans paroles (1924) est une œuvre plus intimiste, presque burlesque, qui raconte la tentative désespérée d’un homme pour séduire une femme. L’humour amer et la structure répétitive de l’œuvre en font une sorte de pantomime silencieuse, où les interactions entre les deux personnages principaux sont dénuées de toute parole, mais riches en expressions visuelles. Masereel montre ici comment, même sans texte, il est possible d’explorer des registres émotionnels complexes à travers l’image seule.
L’influence de Frans Masereel et ses successeurs
L’œuvre de Frans Masereel a eu une influence considérable, notamment en dehors de l’Europe. Aux États-Unis, l’artiste Lynd Ward, qui débute à la fin des années 1920, adopte le modèle du roman en gravures avec des œuvres marquantes comme Gods’ Man (1929) ou Madman’s Drum (1930). Ses récits, profondément influencés par la Grande Dépression, sont plus introspectifs et mettent en avant des protagonistes en proie à des dilemmes moraux et existentiels. Ward innove également sur le plan technique, introduisant des nuances de gris et une deuxième couleur pour différencier la réalité des rêves dans Wild Pilgrimage (1932).
L’Américain Giacomo Patri, avec son roman White Collar (1938), apporte une dimension plus politique et sociale, en dénonçant la précarité des employés de bureau dans un contexte de crise économique. Ces œuvres, tout comme celles de Masereel, s’inscrivent dans un courant documentaire et engagé, utilisant le langage universel de l’image pour dénoncer l’injustice sociale.
La renaissance du genre et ses rééditions
Si le genre du roman en gravures a connu un déclin après les années 1950, il fait aujourd’hui l’objet d’une réévaluation critique. De nombreux artistes contemporains, souvent formés par des maîtres comme George G. Walker, explorent à nouveau ce médium. Walker lui-même, professeur à l’école d’Art et de Design de l’Ontario, a été un acteur clé de cette renaissance, en réintroduisant cette forme d’art dans le paysage éditorial contemporain.
Aujourd'hui, le roman en gravures n’est plus seulement une curiosité historique ; il est redécouvert comme un témoignage essentiel des luttes sociales et politiques du XXe siècle, et comme une étape cruciale dans l’évolution du roman graphique. À l’heure où la bande dessinée sans texte retrouve une certaine popularité, les œuvres de Masereel, Ward, Nückel et leurs successeurs continuent de fasciner et d’inspirer de nouvelles générations d’artistes et de lecteurs.
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