Le semeur de joujoux : une fantaisie débridée et critique sociale de Willy Vandersteen.

Le semeur de joujoux apparaît comme une aventure fantaisiste typique de Willy Vandersteen, marquée par un humour décalé et un scénario rocambolesque. Ce récit nous plonge dans le royaume imaginaire de Bazaria, où Lambique, personnage emblématique des aventures de Bob et Bobette, se retrouve par un concours de circonstances au cœur de la vie politique de ce petit pays. Repéré après une prestation maladroite dans un jeu télévisé, Lambique est appelé à remplacer le roi malade, son parfait sosie, pour éviter l’effondrement de l’autorité monarchique. L’enjeu est clair : il doit se faire passer pour le souverain le temps que celui-ci se rétablisse.

Cependant, cette intrigue prend rapidement une tournure inattendue, et Vandersteen transforme ce qui pourrait n'être qu'une simple parodie en une réflexion nuancée sur les thèmes du pouvoir, de la science et des choix moraux. Le semeur de joujoux s'inspire, non sans ironie, du Sceptre d’Ottokar d'Hergé. À l'instar de l'œuvre de Tintin, l'histoire commence avec l'introduction d'un royaume fictif menacé par une crise politique. Tout comme le capitaine Haddock et Milou, les personnages secondaires comme Jérôme adoptent des rôles similaires, offrant des mises en garde et participant aux péripéties qui se déroulent dans des paysages montagneux et des bases aériennes secrètes. Mais très vite, Vandersteen dévie de la parodie pour explorer une dimension plus personnelle et complexe.

Dès la vingtième page, Lambique parvient à maintenir l’ordre en apparaissant devant le peuple lors de la cérémonie, préservant ainsi l’autorité royale. Cela aurait pu signifier la fin de l’aventure, mais Vandersteen utilise un procédé astucieux pour prolonger le récit : une mystérieuse amnésie s’empare des protagonistes, et tout le monde semble oublier le véritable roi. Lambique, installé dans son rôle de souverain, entreprend alors une série de réformes pour améliorer la condition de "son" peuple, reléguant l'ancien monarque au second plan. Cette étrange amnésie invite le lecteur à s'interroger : est-ce un simple oubli ou bien un refoulement ? Vandersteen glisse ici des indices vers une lecture psychanalytique, notamment à travers des représentations humoristiques du cerveau de Lambique, et un personnage inquiétant surnommé "l'ombre", une figure sans consistance qui entrave systématiquement les projets du faux roi.

L'ombre, qui semble incarner une mauvaise conscience latente, est finalement capturée et murée par Lambique, qui déclare alors : « Jamais sans doute je ne connaîtrai son identité, mais au moins, il ne m’importunera plus. » Ce refoulement symbolise un aspect inconscient et révèle une dimension psychologique dans l'intrigue. En différant la confrontation entre le roi légitime et son double, Vandersteen ménage un espace narratif pour une réflexion plus profonde, où le pouvoir est redéfini, non pas comme une question de légitimité, mais d'usage. Lambique devient alors le dirigeant d’une utopie mi-sérieuse, mi-parodique, où il expérimente le progrès scientifique et son impact sur le quotidien.

Le récit, loin d'être une simple réplique d'Hergé, reflète les préoccupations sociopolitiques de l'époque. En effet, entre Le sceptre d’Ottokar (1938-1939) et Le semeur de joujoux (1954), le monde a changé : la menace n’est plus une invasion nazie, mais la bombe atomique et la guerre froide. Vandersteen transpose cette anxiété dans la situation de Bazaria, où les traîtres ne sont pas des ennemis extérieurs, mais des généraux félons souhaitant annexer un pays voisin et prêtant à obtenir une arme nucléaire pour consolider leur pouvoir. Bazaria apparaît alors comme un miroir inversé de la Syldavie d’Hergé : la frontière entre les "gentils" et les "méchants" est floue, et même Lambique est tiraillé, hésitant par moments à recourir à des représailles démesurées.

Ce dilemme moral devient central dans l’aventure. Lambique doit constamment évaluer ses actions, illustrant une lutte intérieure symbolisée par l'affrontement avec l'ombre. Cette scission interne s’étend aux autres personnages, tels que Jérôme, Bob et Bobette, chacun confronté à des choix cornéliens qui viennent renforcer l’aspect dramatique de l’histoire. Ce motif du double, déjà présent dans l’œuvre d’Hergé avec le personnage d’Halambique, prend ici une place primordiale. Lambique, par contagion nominale, est également scindé entre son identité réelle et son rôle de roi. Ce thème du dédoublement se manifeste à travers divers éléments du récit, comme le combat au sabre entre Lambique et son ombre, les trappes secrètes et surtout les personnages d’Atomas et Neutronos, deux lutins jumeaux représentant les particules atomiques. Leur rencontre, potentiellement explosive, souligne la dangerosité latente de la science moderne.

Vandersteen explore ainsi le rapport ambivalent de la société à la science : fascinante et inquiétante, elle est ici personnifiée par Atomas et Neutronos, deux créatures espiègles mais potentiellement dévastatrices. À travers ces personnages, Vandersteen questionne le rôle de la technologie et du progrès, mettant en garde contre une utilisation irresponsable de la connaissance. Jérôme et l’ombre sont les seuls à pouvoir désamorcer le danger atomique, illustrant que de bonnes intentions ne suffisent pas pour gérer le progrès scientifique. Un équilibre entre innovation et prudence s’impose, incarné par la figure du roi légitime qui, en reprenant les rênes, cherche à rétablir une harmonie entre tradition et modernité.

Mais même avant l’arrivée de Lambique, Bazaria n’était pas un paradis sans faille : le pays dépendait déjà de l’énergie mystérieuse d'une "tour interdite". Ce lieu, source de pouvoir ambigu, rappelle que le progrès scientifique, bien qu’inévitable, doit être maîtrisé pour éviter la catastrophe. Lassé de son rôle de souverain, Lambique conclut finalement : « J’en ai ras le bol. Qu’ils s’achètent des couronnes et jouent aux petits rois ! Je déclare forfait ! » Il quitte ainsi cette aventure, laissant au vrai roi la tâche de trouver un juste milieu entre passé et avenir pour son peuple.

Le semeur de joujoux dépasse donc la simple parodie pour s'imposer comme une réflexion sur les dilemmes éthiques du progrès et les paradoxes du pouvoir. Vandersteen, avec humour et intelligence, met en scène une société en quête d’équilibre, où la sagesse se révèle indispensable face aux dangers du progrès. Cette aventure unique de Bob et Bobette, sous des allures enfantines, marque ainsi la perte d’une certaine innocence, rappelant que le vrai défi d'un leader réside dans la sagesse et la mesure.