L’Encyclopédie des Voyages de Jacques Grasset de Saint-Sauveur : un monde en images au tournant du XVIIIe siècle.

À la charnière des Lumières et du romantisme naissant, une immense curiosité pour le monde parcourt l’Europe. Les récits de navigateurs, les gravures ethnographiques et les cabinets de curiosités nourrissent un imaginaire où l’ailleurs devient fascinant, parfois inquiétant, toujours spectaculaire. C’est dans ce contexte que Jacques Grasset de Saint-Sauveur (1757–1810) publie son ambitieuse Encyclopédie des Voyages, une œuvre monumentale qui prétend offrir au lecteur européen un panorama visuel et descriptif des peuples du globe.

L’entreprise est à la fois encyclopédique et romanesque : encyclopédique, parce qu’elle s’inspire de la rigueur classificatoire des Lumières ; romanesque, parce qu’elle procède par images frappantes et récits colorés, destinés à captiver un public bourgeois avide d’exotisme.

L’auteur et son temps

Jacques Grasset de Saint-Sauveur est un personnage singulier. Diplomate de formation, il mène carrière dans les consulats français, notamment à Constantinople, où il observe de près l’effervescence des échanges entre Orient et Occident. Mais c’est comme écrivain et compilateur qu’il laisse une trace durable. Dans une époque marquée par la soif de savoirs universels, il veut donner à voir le monde entier à travers un dispositif à la fois didactique et spectaculaire.

La fin du XVIIIe siècle est le moment où se multiplient les grands projets d’encyclopédies : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a ouvert la voie, Buffon a tenté d’embrasser la nature dans son Histoire naturelle, et Raynal a mêlé philosophie et récit dans son Histoire des deux Indes. Grasset s’inscrit dans cette veine, mais avec un accent propre : celui de l’image, de la gravure coloriée, conçue comme le vecteur principal de la connaissance.

Le projet éditorial

L’Encyclopédie des Voyages paraît en plusieurs livraisons entre 1796 et 1806, dans un format in-folio richement illustré. Chaque volume est consacré à une aire géographique : l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Europe, l’Océanie. Le plan est vaste : décrire les peuples, leurs costumes, leurs mœurs, leurs religions, leurs cérémonies, leurs habitats.

Mais ce qui frappe d’emblée, ce sont les images : plus de 400 planches gravées, soigneusement coloriées à la main, représentant les habitants des cinq continents. L’ouvrage s’adresse aux yeux avant de s’adresser à l’esprit. Chaque gravure fixe une identité : « Femme nègre de Loango », « Chef caraïbe », « Prêtre du Japon », « Esclave nubienne », etc. Cette mise en scène des peuples traduit à la fois l’admiration et la distance coloniale : on admire la variété, mais on classe, on fige, on hiérarchise.

Entre savoir et exotisme

La force de l’Encyclopédie tient à son caractère hybride. Elle compile les connaissances disponibles, empruntées aux récits de voyageurs, missionnaires, diplomates. Mais elle relève tout autant du spectacle : les gravures sont pensées comme des tableaux pittoresques, offrant au lecteur européen le plaisir de la découverte d’un monde bigarré.

Ce mélange de science et de divertissement révèle une ambiguïté typique de la fin des Lumières. D’un côté, l’ouvrage s’inscrit dans l’horizon universaliste : il prétend dresser un inventaire complet des sociétés humaines, dans un esprit encyclopédique. De l’autre, il véhicule des stéréotypes, des simplifications, parfois des jugements de valeur qui reflètent les préjugés de l’époque.

Ainsi, les peuples sont souvent décrits à travers leurs costumes, leurs pratiques rituelles, leur apparence physique ; rarement à travers leur histoire politique ou leurs savoirs. La diversité est rendue visible, mais réduite à une succession de types humains. L’ouvrage nourrit autant la curiosité que le sentiment de supériorité européenne.

Un succès visuel et littéraire

Il faut imaginer l’effet produit dans les salons bourgeois par ces grands volumes richement illustrés. Chaque planche était un voyage miniature : le lecteur, sans quitter Paris ou Lyon, pouvait se projeter au cœur des cérémonies indiennes, dans les marchés africains, ou dans les villages polynésiens.

Le succès fut réel, même si l’ouvrage resta coûteux. Les bibliothèques princières et les amateurs éclairés s’en emparèrent. Aujourd’hui, les exemplaires complets, avec leurs gravures coloriées, sont devenus des pièces recherchées des bibliophiles.

Le regard des bibliophiles : trésors d’encre et de papier

C’est précisément là que réside, deux siècles plus tard, une part du charme et de la fascination qu’exerce l’Encyclopédie des Voyages. Pour le bibliophile, elle n’est pas seulement une compilation ethnographique : elle est un objet d’art. Les exemplaires originaux, parus entre 1796 et 1806, se composent généralement de quatre ou cinq volumes in-4, comprenant jusqu’à 432 planches aquatinte coloriées à la main. Ces planches, patiemment rehaussées, donnent à chaque exemplaire un caractère unique : les nuances, la précision du trait, la vivacité des couleurs varient d’un volume à l’autre.

Les collections privées et les grandes maisons de vente se disputent ces volumes. La cote dépend de plusieurs critères : complétude des planches et frontispices, qualité de la reliure (souvent maroquin ou veau marbré d’époque), état de conservation (rousseurs, déchirures, restaurations éventuelles), et surtout provenance. Un exemplaire passé par une grande bibliothèque privée ou portant un ex-libris prestigieux peut voir sa valeur doubler.

Dans les ventes récentes, un volume complet s’est échangé aux alentours de 1 000 à 1 500 euros, tandis que les gravures isolées — détachées de l’ensemble et proposées à l’unité — trouvent preneur pour 100 à 150 euros. Le marché confirme donc ce que les amateurs savent depuis longtemps : l’ouvrage est à la croisée du livre scientifique et de l’album de luxe.

Posséder un Grasset de Saint-Sauveur complet, c’est détenir un fragment de l’imaginaire européen de la fin du XVIIIe siècle, une fenêtre peinte sur le monde tel qu’on le rêvait, le décrivait et le classait.

Héritage et postérité

L’Encyclopédie des Voyages occupe une place à part dans l’histoire des représentations de l’Autre. Elle ne possède pas la rigueur scientifique des explorateurs savants, mais elle constitue un jalon important dans la culture visuelle européenne.

Elle annonce par bien des aspects les grands albums ethnographiques du XIXe siècle, les recueils de costumes et les planches pédagogiques destinées aux écoles. Elle participe aussi de la constitution d’un « musée imaginaire » des peuples, où chaque culture est fixée en image.

À l’heure où l’on interroge l’histoire coloniale et les constructions visuelles de l’altérité, l’œuvre de Grasset de Saint-Sauveur apparaît comme un témoignage précieux : celui d’une Europe avide de connaître, mais aussi prompte à enfermer le monde dans des clichés colorés.

Conclusion

L’Encyclopédie des Voyages est une œuvre paradoxale : à la fois miroir de son époque et matrice de représentations durables. Elle traduit la soif de savoirs universels des Lumières, tout en révélant les biais d’un regard eurocentré. Elle a enchanté ses lecteurs par la beauté de ses gravures, tout en contribuant à façonner un imaginaire exotique qui perdurera longtemps.

Et pour les bibliophiles d’aujourd’hui, elle est plus qu’un témoignage : elle est un joyau, un objet de désir, un monument de papier qui condense le savoir et l’exotisme du XVIIIe siècle. Feuilleter un exemplaire complet, sentir l’odeur du papier ancien et contempler les couleurs vives des aquatintes, c’est faire l’expérience d’un voyage dans le voyage — une plongée au cœur de l’Europe des Lumières qui rêvait le monde en images.

Références

• Jacques Grasset de Saint-Sauveur, Encyclopédie des Voyages, contenant l’abrégé historique des mœurs, usages, habitudes domestiques, religions, fêtes, supplices, funérailles, sciences, arts et commerce de tous les peuples, Paris, Deroy, 1796–1806.

• Bernard Le Nail, Les grands voyageurs et explorateurs français, Paris, Ouest-France, 2006.

• Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995.

• Marie-Christine Gomez-Géraud, Voyager au temps des Lumières, Paris, PUF, 2001.

• Philippe Dagen, Le Peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Paris, Flammarion, 1998.

• Catalogues de ventes : Christie’s, Artcurial, Ader, Invaluable, Livre-rare-book (consultés en 2024–2025).