Les Čapek et l'invention du mot "robot".

Le 10 avril 1945, dans les derniers jours d’un monde en ruines, s’éteint l’un des esprits les plus lumineux de la culture tchèque : Josef Čapek, artiste polymorphe, penseur subtil et témoin inflexible de son temps, meurt du typhus dans le camp de concentration nazi de Bergen-Belsen, quelques jours seulement avant sa libération par les forces alliées. Il avait 58 ans.

Un humaniste aux mille talents

Né en 1887 à Hronov, dans une paisible famille de médecin, Josef Čapek ne tarde pas à révéler un talent protéiforme. D'abord formé au tissage, il se tourne rapidement vers les arts plastiques en intégrant l’École des arts décoratifs de Prague (UMPRUM). Son appétit de création le mène à Paris, en Espagne, en Allemagne ou en Union soviétique. Partout, il observe, dessine, note. Son regard est celui d’un artiste curieux du monde, mais aussi d’un penseur à l’écoute des profondeurs de l’âme humaine.

Peintre expressionniste et cubiste, membre fondateur du groupe des Tvrdošíjní ("Les Têtus"), il s’attache à rendre visibles les réalités sociales, sans renoncer à la poésie du quotidien. Ses dessins pour enfants, aux teintes pastel et à la douceur universelle, comme dans Histoires de Chien et de Chat, qu’il écrit et illustre pour sa fille Alena, témoignent d’une tendresse rare, presque désarmante, dans un siècle pourtant violent.

Mais Josef Čapek n’est pas qu’un peintre. Il est aussi romancier, dramaturge, essayiste, journaliste, critique d’art. Son œuvre foisonnante est traversée par une quête constante : celle du sens, de la justice, de la dignité humaine.

L’ombre de la fougère : les racines du mal et de la beauté

Parmi ses œuvres majeures, le roman L’Ombre de la fougère se distingue par son atmosphère onirique et sa richesse symbolique. Dans cette fable, Čapek s’interroge sur la nature humaine, ses ombres et ses clartés. C’est dans ce dialogue constant entre lumière et ténèbres que s’inscrit toute sa création. Il est aussi l’auteur du recueil d’essais Le Pèlerin boiteux, où se mêlent réflexions métaphysiques, critiques sociales et intuition poétique. Loin des dogmes, Josef Čapek invite à penser en liberté, à douter sans renoncer.

Cette capacité à allier lucidité et douceur est l’un des traits marquants de son art. Il ne peint ni n’écrit pour convaincre, mais pour éveiller. Et cela se ressent jusque dans ses collaborations avec son frère Karel Čapek, l’un des écrivains les plus influents de la Tchécoslovaquie naissante.

Josef et Karel : une fraternité créatrice

La fratrie Čapek incarne une constellation intellectuelle exceptionnelle. Ensemble, ils écrivent plusieurs pièces et récits, dont le célèbre De la vie des insectes ou encore Le Jardin de Krakonoš. C’est aussi Josef qui suggère à Karel le mot "robot", lors de l’écriture de la pièce R.U.R. (Rossum’s Universal Robots), dérivant ce terme du mot "robota", signifiant "corvée" en tchèque, issu du vocabulaire féodal. Ce mot deviendra une icône de la modernité technologique.

Mais la complicité entre les deux frères ne se limite pas à l’écriture : ils partagent une même vision humaniste, un engagement profond envers les idéaux de la Première République tchécoslovaque. Chaque vendredi, dans leur maison de Vinohrady, ils accueillent le cercle des "vendredistes" (pátečníci), où se retrouvent les esprits les plus brillants de l’époque, parmi lesquels Masaryk, Beneš ou encore Vančura.

Résister par la plume, défier par le crayon

À partir de 1921, Josef Čapek devient rédacteur au quotidien Lidové noviny, où il signe des articles engagés, alternant essais philosophiques, récits poétiques et pamphlets politiques. Il pressent avec acuité les dangers du fascisme. À la montée du nazisme, il répond par l’art : des caricatures saisissantes, comme celles des séries Feu (Oheň) et Désir (Touha), dénoncent la brutalité de l’idéologie totalitaire avec une ironie mordante.

Mais cette lucidité a un prix. Le 1er septembre 1939, jour de l’invasion de la Pologne, la gestapo lance l’opération Albrecht, raflant intellectuels, prêtres et résistants. Josef Čapek est arrêté alors qu’il participait à une chasse à la caille avec des amis. Il est incarcéré à Pankrác, puis déporté à Dachau, Buchenwald, Sachsenhausen, Berlin, et enfin Bergen-Belsen.

Bergen-Belsen : l’ultime combat

Même derrière les barbelés, même réduit à l’état de matricule, Josef Čapek continue de créer. Il écrit des poèmes dans les camps, regroupés dans le recueil posthume Les poèmes de camp de concentration (Básně z koncentračního tábora). Dans un atelier de calligraphie dirigé par les SS, il est contraint de dessiner des blasons et arbres généalogiques pour les bourreaux. L’art devient ici à la fois instrument d’asservissement et ultime refuge.

Le dernier témoignage attestant de sa vie date du 4 avril 1945, au moment où le typhus ravage Bergen-Belsen. Il meurt quelques jours plus tard, probablement le 10 avril, à quelques encablures de la libération du camp. Son corps ne sera jamais retrouvé. Une tombe symbolique, dans le cimetière de Vyšehrad à Prague, rend hommage à celui qui fut l’une des premières victimes de la répression nazie contre les intellectuels tchèques.

Sur la stèle, on peut lire : « Ici reposerait Josef Čapek. »

Héritage d’un éclaireur

Josef Čapek demeure une figure essentielle de la culture tchèque, mais aussi de l’histoire européenne. Par sa capacité à écouter "le langage de l’âme", il a su mêler engagement politique, quête spirituelle et génie artistique. Son œuvre reste d’une actualité troublante : elle interroge la conscience, défend la dignité, et rappelle avec force que la culture n’est jamais neutre.

Redécouvrir Josef Čapek, c’est non seulement honorer un disparu, mais aussi réactiver un regard précieux sur notre humanité.