Les divisions et dynamiques identitaires de la société coloniale : une analyse historique et littéraire.

Produire une certaine connaissance historique d’une société, c’est bien souvent se contenter d’en donner une vision globale et unifiée. Toutefois, pour véritablement la comprendre, il est crucial d’en saisir les divisions internes et la mobilité qui la caractérisent. Une société peut se présenter sous un certain visage tout en explorant d’autres orientations, souvent avec plus ou moins de succès, avant d’adopter une nouvelle apparence.

Lorsqu’on aborde la question de la colonisation, il est essentiel de ne pas confondre ce phénomène avec celui du fascisme, bien que certains aient parfois tenté de les associer. Ces deux réalités, bien que présentant certaines affinités qui mériteraient une analyse sereine, ne peuvent être amalgamées. Ce qui les réunit cependant, c’est la manière dont elles ont été appréhendées dans les discours récents, notamment après 1980 pour la colonisation. On est passé de condamnations massives et manichéennes à des approches plus nuancées et objectives, cherchant à comprendre les imaginaires qui structuraient ces réalités. Toutefois, cette quête de compréhension peut être contrebalancée par un défaut de précaution idéologique, certains chercheurs, surtout les jeunes, risquant de céder à l’attrait de ces imaginaires qu’ils devraient au contraire objectiver. Il est donc crucial de se prémunir contre la séduction de ce passé que nous ne voulons pas voir se reproduire à l’avenir.

De la division

Analyser une société comme un système évolutif implique de reconnaître ses contradictions et ses tensions. Par exemple, en étudiant la société coloniale, on pense immédiatement à la fracture entre colonisé et colonisateur, entre milieux « blancs » et « noirs ». Cette division, bien que nuancée, est clairement inscrite dans le tissu urbain et les luttes qui ont marqué cette époque, comme l’a souligné Georges Balandier dans sa description de la situation coloniale. Cependant, cette bipolarisation peut masquer d’autres divisions internes au sein des milieux européens en Afrique centrale, comme la ligne de démarcation entre groupes « méditerranéens » et d’origine ouest-européenne.

Cette observation va à l’encontre de l’unanimisme de façade souvent caractéristique des discours officiels et légitimes de l’époque coloniale. Cet unanimisme se retrouvait également dans les premières analyses anticoloniales, qui, par nécessité compréhensible, optaient pour un amalgame globalisant. Il ne s’agit pas ici de trier entre « bons » et « mauvais », mais de comprendre les mécanismes, acteurs et tendances qui ont orienté les prises de position et déterminé des politiques. Reconnaître ces tensions permet d’admettre qu’il peut y avoir une évolution dans le temps, une adaptation aux circonstances et une mobilité des « volontés » identitaires et des « représentations » des groupes sociaux.

Le contexte de la guerre

Le contexte de la Seconde Guerre mondiale est particulièrement révélateur des pratiques et des discours identitaires coloniaux. Par exemple, l’adhésion de certains groupes à l’indépendance katangaise peut être vue comme le résultat d’éléments antérieurs, tels que la rancœur de longue date entre différentes régions du Congo belge ou les thèmes du « Congo moderne » et de la « colonie modèle ». Les pratiques identitaires, comme le choix des lieux de vacances en Afrique ou en métropole, illustrent également ces dynamiques, chaque comportement s’inscrivant dans des syntagmes identitaires différents.

La guerre a également poussé à des contradictions dans les identités coloniales. Le sentiment de hargne contre la direction métropolitaine, jugée ignorante des réalités locales, était omniprésent, tout comme les velléités de mutinerie parmi certains officiers patriotes frustrés de ne pas pouvoir rejoindre le front. Ces tensions se manifestaient aussi dans des faits politiques, tels que le discours de Pierre Ryckmans qui, malgré la capitulation royale, promettait que le Congo continuerait la guerre aux côtés des Alliés.

Du roman comme laboratoire contextuel

Dans ce contexte, que peut apporter l’observation du matériau littéraire ou artistique ? L’examen d’un roman, par exemple, peut révéler comment la fiction devient un laboratoire contextuel où s’imaginent des réponses aux besoins du temps et où s’énoncent des débats reflétant l’imaginaire implicite de la société. Le roman colonial, tel que Mani, autant en emporte le fleuve de René Tonnoir, publié à Léopoldville en 1944, montre comment la fiction peut servir de source pour l’historien, en tenant compte de sa fictionalité et des codes qui y sont à l’œuvre.

Dans ce roman, les personnages allégorisent les groupes en conflit, incarnant des générations et des modes de vie différents. La transition entre ces générations se fait sans problème dans le roman, symbolisant une certaine continuité des comportements identitaires de type « africate ». Cependant, la guerre et les contraintes qu’elle impose, comme le rappel des héros à leurs devoirs métropolitains, finissent par triompher des projets d’établissement africain responsable.

Le roman de Tonnoir n’est pas isolé. D’autres œuvres littéraires et les institutions culturelles locales, comme la revue Brousse ou Jeune Afrique, participent également à la discussion sur les identités coloniales. Ces publications reflètent les tensions entre une affiliation identitaire métropolitaine et une sensibilité africate émergente, favorisée par les réalités de la guerre.

La guerre et les institutions culturelles

Mani offre une autre particularité, celle d’être un roman relativement épais et imprimé à Léopoldville sur les presses de "L’Avenir colonial belge" (2.000 exemplaires). Certes, ce roman ne fonde pas l’institution culturelle locale : celle-ci existait avant 1940, notamment grâce à des périodiques comme Zooléo. Mais, à la faveur de la guerre, elle se dote d’un circuit éditorial propre et met en circulation des œuvres littéraires « autochtones », comme Les Gongs en folie de L. Van Den Hove ou La Taverne des mers, du même Tonnoir. La publication de Mani, ne serait-ce que par l’ampleur de l’ouvrage, la renforce de toute évidence dans ce qu’elle a d’indépendant vis-à-vis de la Métropole. Ces livres font exister un circuit institutionnel complet (écriture, édition, impression, distribution, lectorat, critique) qui n’a plus besoin du Vieux Continent, et même pas de sa bénédiction. Dans sa matérialité, l’objet-livre réalise ainsi ce dont rêve la fiction, à savoir la constitution d’une société africate, établie à demeure en Afrique, selon une pratique identitaire qui s’épanouira, surtout au Katanga, dès la fin des hostilités. Si, dans la fiction de Mani, le projet n’aboutit qu’à un échec, consacrant le triomphe d’un discours identitaire plus proche du point de vue officiel, en revanche, dans sa forme matérielle, l’objet-livre va plus loin.

Conclusion

En conclusion, les romans et les institutions culturelles coloniales de l’époque de la Seconde Guerre mondiale offrent un aperçu précieux des dynamiques identitaires et des tensions internes qui ont marqué cette période. En examinant ces œuvres et les contextes dans lesquels elles ont été produites, on peut mieux comprendre les mécanismes, les acteurs et les tendances qui ont façonné les politiques et les pratiques identitaires de l’époque coloniale.