Les trésors du fonds André Vernet.

Depuis 2005, la Bibliothèque interuniversitaire de lettres et sciences humaines (BIU Lsh) de Lyon a l'honneur de conserver une partie de la riche bibliothèque personnelle d'André Vernet (1910-1999), un éminent archiviste-paléographe, médiéviste et ancien directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études. Ce fonds exceptionnel, composé de 3016 volumes, dont environ 240 ouvrages anciens datant d'avant 1830, constitue un véritable trésor pour les chercheurs et les amateurs de livres rares. Ces ouvrages, qui couvrent principalement l’histoire religieuse, la littérature vernaculaire et latine, ainsi que la transmission des savoirs techniques, témoignent de l'érudition et de la curiosité intellectuelle d'André Vernet.

Johann Wolf et son Lectionum memorabilium et reconditarum : un recueil au service de la Réforme

Parmi les ouvrages anciens du fonds Vernet, un volume attire particulièrement l’attention : le Lectionum memorabilium et reconditarum (1600) de Johann Wolf. Ce livre étonnant est bien plus qu'une simple chronique de faits marquants : c'est une œuvre de propagande subtilement déguisée, qui utilise l’histoire pour servir les intérêts de la Réforme protestante.

Johann Wolf, un juriste allemand, a entrepris de rassembler dans cette chronique une multitude d’événements, de prodiges et de phénomènes extraordinaires depuis la naissance du Christ. Ce genre d'ouvrage était très apprécié à l'époque, car il répondait à la fascination pour le merveilleux et le monstrueux qui marquait la Renaissance. Des auteurs comme Ambroise Paré, avec son Des monstres et prodiges (1573), ou Pierre Boaistuau, avec ses Histoires prodigieuses (1560), ont popularisé ces récits de monstres et d’événements surnaturels, qui servaient souvent de paraboles morales ou religieuses. Johann Wolf s'inscrit dans cette tradition, mais avec une approche distinctement polémique.

L’un des exemples les plus frappants est celui du monstre de Ravenne, né en 1511, que Wolf interprète comme un symbole des vices de l’Italie catholique. Chaque partie de ce monstre — les ailes, la serre de rapace, le double sexe — est une allégorie des péchés que l'auteur attribue à l’Église catholique : l’inconstance, l’avidité, et la luxure. Ce type d'interprétation allégorique était courant chez les réformateurs, qui utilisaient les monstres pour dénoncer les abus et les déviances du clergé catholique. Wolf ne se contente pas de décrire ces phénomènes ; il les intègre dans un discours plus large de critique religieuse, suggérant que ces monstres sont des signes divins annonçant la nécessité de se tourner vers la véritable foi, celle prônée par Martin Luther.

La satire des mœurs ecclésiastiques à travers la métamorphose et l’allégorie

L’une des stratégies narratives de Wolf consiste à utiliser la métamorphose pour ridiculiser les membres du clergé catholique. Par exemple, il raconte que le spectre du pape Benoît IX serait apparu sous la forme d’une créature mi-ours, mi-âne, une représentation monstrueuse qui, selon Wolf, refléterait la corruption morale de ce pape de son vivant. De même, un moine chartreux est décrit avec des traits bestiaux pour symboliser sa vie de débauche, loin des idéaux monastiques de Saint Bruno. Ce procédé, visant à déshumaniser les figures ecclésiastiques, était un outil rhétorique puissant pour Wolf, qui cherchait à discréditer l'Église catholique aux yeux de ses lecteurs.

L'utilisation de la satire et de l'allégorie animale était une pratique courante dans les milieux réformés, notamment chez des figures comme Luther et Melanchthon, qui avaient eux-mêmes recours à ce type de caricatures pour dénoncer les abus du clergé. Le Lectionum de Johann Wolf s’inscrit donc pleinement dans cette tradition de la polémique religieuse, utilisant les monstres et les prodiges comme des armes dans la bataille idéologique qui opposait les protestants aux catholiques.

Le fonds Vernet : une collection au service de la recherche érudite

La collection André Vernet, désormais conservée à la BIU Lsh, est un reflet de la passion du médiéviste pour les ouvrages rares et leur histoire matérielle. Parmi les trésors de cette collection, deux ouvrages se distinguent particulièrement par leur valeur historique et bibliographique.

Le premier, un volume datant de 1562, regroupe deux œuvres médiévales majeures : le Speculum stultorum de Nigel de Longchamp, une satire virulente du clergé et de la société médiévale, et le De Vetula, un poème philosophique souvent attribué à Ovide mais vraisemblablement écrit par Richard de Fournival. Ce volume porte l’ex-libris de Philippe Guillaume, comte de Boinebourg, un bibliophile émérite dont la collection a été en partie gérée par Leibniz à l’Université d’Erfurt. André Vernet, fasciné par la provenance prestigieuse de ce livre, a mené des recherches approfondies sur la bibliothèque des Boinebourg, comme en témoignent ses nombreuses notes manuscrites.

Le second ouvrage, un manuscrit intitulé Le fameux livre des trois imposteurs et daté de 1747, est une pièce maîtresse du libertinage érudit du XVIIIe siècle. Ce pamphlet antireligieux, diffusé clandestinement, critique les fondateurs des trois grandes religions monothéistes. Le manuscrit de la BIU Lsh, issu de la bibliothèque Bouhier, a particulièrement retenu l’attention de Vernet, qui a reconstitué avec minutie son histoire éditoriale complexe. Il a identifié pas moins d’une trentaine de textes similaires à travers l’Europe, témoignant de son engagement dans la recherche bibliographique.

Conclusion : un fonds vivant, reflet d'une érudition rigoureuse

La collection André Vernet n’est pas seulement un ensemble d’ouvrages anciens ; c’est un témoignage de l’érudition et de la rigueur d’un homme passionné par l’histoire des textes et leur transmission. La BIU Lsh de Lyon, en assurant la préservation et la mise à disposition de ce fonds, offre aux chercheurs un accès précieux à des œuvres qui, par leur rareté et leur valeur historique, enrichissent notre compréhension des débats religieux, intellectuels et sociaux qui ont marqué l’Europe. Grâce à des ouvrages comme le Lectionum memorabilium et reconditarum de Johann Wolf, ces livres continuent de vivre, non seulement comme objets d’étude, mais aussi comme témoins des passions et des conflits d’une époque révolue, offrant ainsi un regard unique sur l’histoire culturelle européenne.