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Paul Lacroix, alias le bibliophile Jacob, entre théâtralité et passion bibliophilique.
Lorsque Charles Monselet, essayiste du XIXe siècle, évoque Paul Lacroix en 1887, il dépeint d'emblée un personnage singulier, habité par un goût prononcé pour la mise en scène. À travers son œuvre et ses nombreuses contributions littéraires, Lacroix, mieux connu sous le pseudonyme de bibliophile Jacob, se livre à une véritable performance identitaire, où le théâtre et la bibliophilie s'entrelacent de manière indissociable.
Monselet nous raconte que Lacroix, jeune homme séduisant de vingt-cinq ans, décida de se vieillir volontairement, se donnant les airs d'un centenaire, adoptant ainsi un rôle inexploré jusqu'alors. Ce choix de vieillir son image s'accompagne de l'adoption du nom de bibliophile Jacob, sous lequel il parviendra à se faire une place prépondérante parmi les érudits de son temps. Cette dualité entre l'homme réel, Paul Lacroix, et son alter ego fictif, Jacob, fascine ses contemporains et donne naissance à une forme de confusion volontairement entretenue, où l'érudit Jacob semble parfois éclipser Lacroix lui-même.
Le théâtre de la bibliophilie : une identité façonnée par la fiction
Aude Déruelle, dans son analyse du roman historique selon le bibliophile Jacob, souligne l'importance de la théâtralité dans la construction de cette figure littéraire. Pour elle, Lacroix, en se glissant dans la peau de Jacob, orchestre une « supercherie publicitaire » brillante, où le masque et le personnage se fondent dans une même représentation. La frontière entre la réalité et la fiction devient floue, à tel point que l'érudition supposée de Jacob en vient à caractériser Lacroix dans l'esprit de beaucoup.
Cette confusion est accentuée par le souci de Lacroix de se mettre en scène de manière récurrente, comme en témoigne l'apparition du bibliophile Jacob dès la notice des Soirées de Walter Scott à Paris, publiée en 1829. Ce texte marque le début d'une longue série où Jacob, toujours accompagné de ses accessoires littéraires et paratextuels, devient un personnage récurrent, aisément reconnaissable par le public. La signature P.L. Jacob ou Paul L. Jacob, apposée dès la page de titre, participe de cette superposition identitaire que Gérard Genette qualifie de « déclinaison d’identité », où le nom n’est plus un simple indicateur de l'auteur, mais un outil au service de l'œuvre.
La bibliothèque : un sanctuaire littéraire et biographique
Dans ses œuvres, Lacroix dote Jacob d'une vie presque tangible, avec une biographie qui se développe au fil des publications. Les introductions, préfaces et prologues de ses livres participent à cette construction biographique en offrant des fragments de vie du bibliophile. Le décor où évolue Jacob, que ce soit sa bibliothèque encombrée ou sa chambre tapissée de livres, est décrit avec une telle minutie que le lecteur en vient à percevoir Jacob comme un être réel, vivant dans un sanctuaire littéraire saturé de manuscrits et de livres rares.
Le costume de Jacob, tout autant que son environnement, renforce cette image d'un érudit décalé, dévoué corps et âme à ses livres. La fameuse « robe de chambre à ramages » et le bonnet de coton blanc deviennent les attributs distinctifs d’un personnage inadapté à la vie sociale, qui passe ses jours et ses nuits parmi ses précieux ouvrages.
L'érudition bibliophilique : entre mythe et réalité
Le choix du nom de bibliophile Jacob traduit une volonté de placer le rapport aux livres au cœur de l'identité du personnage. Henri Béraldi, dans La Reliure au XIXe siècle, souligne l'aura sacrée qui s'attache à ce nom, transformant Jacob en un érudit vénérable, presque sacerdotal. Dès les Soirées de Walter Scott, Lacroix met en avant ses connaissances dans la langue médiévale, se présentant comme un spécialiste capable de lire des manuscrits que peu savent déchiffrer. Cette image d'érudit hyperbolique, au travail incessant, est utilisée par Lacroix pour légitimer les récits historiques qu’il publie sous le nom de Jacob.
La préface de La Danse macabre, par exemple, met en exergue l'authenticité des sources consultées par Lacroix, gage de la rigueur scientifique des œuvres du bibliophile Jacob. Cependant, cette hyperbolisation de l'érudition dans le personnage de Jacob amène à se questionner sur la réalité des pratiques bibliophiliques de Lacroix lui-même.
La bibliophilie de Paul Lacroix : entre modestie et passion pour l’histoire
Les catalogues de vente des collections de Paul Lacroix, publiés respectivement en 1839, 1856 et 1885, nous offrent un aperçu des pratiques bibliophiliques de l’homme derrière le masque de Jacob. Contrairement à l'image du bibliophile amateur de raretés, Lacroix se montre modeste quant à la qualité matérielle de sa collection, insistant sur la valeur informative plutôt que sur la beauté ou la rareté des ouvrages. Il plaisante même sur l'indigence de ses reliures, préférant un livre en mauvais état mais utile à ses recherches, à une belle reliure dépourvue d'intérêt intellectuel.
Ce désintérêt pour la condition matérielle de ses ouvrages se retrouve dans ses collections, majoritairement composées de monographies du XIXe siècle, brochées ou simplement cartonnées. Toutefois, son attrait pour les manuscrits médiévaux et les autographes montre une inclination pour la bibliophilie rétrospective, qui valorise le passé et la transmission du savoir à travers les âges.
Une collection dédiée à sa propre postérité
Dans les dernières années de sa vie, Paul Lacroix entreprend de constituer une collection de ses propres œuvres imprimées, qu'il lègue à la bibliothèque de Montpellier. Ce geste traduit une ambition claire : laisser une trace tangible de son passage, un testament livresque soigneusement agencé et structuré. Contrairement à sa collection usuelle, cette bibliothèque personnelle est constituée d’ouvrages en tirage de tête, sur grand papier ou en édition spéciale, soulignant l’importance qu’il accorde, cette fois-ci, à la valeur matérielle des livres.
Cette quête de postérité se manifeste aussi dans les manuscrits reliés, parfois par des maîtres artisans, et destinés à devenir de véritables bijoux de bibliophilie. Paul Lacroix semble ainsi osciller entre une indifférence affichée pour les considérations matérielles et un désir profond de laisser un héritage tangible, témoignant de sa double identité d'érudit modeste et de bibliophile avide de reconnaissance.
La dispersion des bibliothèques : une angoisse profonde
Le destin des bibliothèques après la mort de leur propriétaire est une source d’angoisse profonde pour Lacroix. Habitué à voir des collections se disperser aux enchères, il compare ces ventes à des mises à mort, une image que l'on retrouve dans ses écrits. Il s'inquiète particulièrement du sort des collections précieuses des bibliothèques publiques, plaidant pour des mesures drastiques de protection contre l'usure et la négligence.
Cette hantise de la dispersion se reflète également dans ses œuvres de fiction, où le bibliophile Jacob devient l'incarnation de son désir de préserver les livres à tout prix. Dans le récit L’archevêché et le choléra, Jacob se précipite pour sauver une bibliothèque menacée par des émeutiers, mais échoue à empêcher la destruction des livres. Cette scène, bien que parodique, révèle les angoisses profondes de Lacroix face à la disparition inéluctable des livres.
Paul Lacroix et le bibliophile Jacob, un masque identitaire ?
La figure du bibliophile Jacob, souvent perçue comme un masque derrière lequel se cacherait le véritable Paul Lacroix, ne saurait être réduite à une simple stratégie éditoriale. Ce personnage est plutôt l'expression spectaculaire d'un ethos bibliophilique, une exploration des limites et des contradictions inhérentes à la passion pour les livres. À travers Jacob, Lacroix interroge sans cesse son rôle de protecteur des livres, naviguant entre la réalité et la fiction pour donner corps à ses angoisses et à son désir d'immortalité.
Ainsi, Paul Lacroix, sous le masque du bibliophile Jacob, incarne une figure complexe où la théâtralité, la passion pour les livres et la quête de postérité se rejoignent pour former un des personnages les plus fascinants de la bibliophilie du XIXe siècle.
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