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Paul Lacroix et la polémique de la Bibliothèque nationale.
Le 23 décembre 1848, Paul Lacroix, bibliophile passionné et auteur reconnu sous le pseudonyme du « Bibliophile Jacob », initie une correspondance étonnante avec Joseph Naudet, administrateur général de la Bibliothèque nationale. Lacroix annonce que cette première lettre sera suivie de cent autres, chacune accompagnée d’un ouvrage provenant des collections de la Bibliothèque nationale mais retrouvé dans des librairies d’antiquariat parisiennes. Cette initiative, aussi surprenante qu’ambitieuse, s'inscrit dans un contexte de critique acerbe de la gestion des bibliothèques publiques, sous la jeune Deuxième République.
La restitution de ces ouvrages perdus, couplée à des lettres mordantes, visait à dénoncer les dysfonctionnements internes de la Bibliothèque nationale. Ces lettres sont publiées en quatre séries successives, où Lacroix attaque frontalement Naudet et son administration, jetant le doute sur la compétence de ce dernier tout en affirmant son propre altruisme et son rôle de gardien des livres nationaux.
Le contexte de la « guerre des brochures »
La polémique de Lacroix s’inscrit dans une période de vives tensions autour de la gestion des bibliothèques en France. Dans les années 1840, une véritable « guerre des brochures » fait rage. Plusieurs publicistes, dont Lacroix, critiquent ouvertement les défaillances de la Bibliothèque royale (devenue nationale après la Révolution). Dès 1845, Lacroix avait participé à cette campagne de réforme avec la publication de La Réforme de la Bibliothèque du roi, texte qui soulevait quatre griefs majeurs :
- La présence d’une population « stagnante » de liseurs, rendue possible par l’ouverture de la salle des Imprimés en 1833.
- L’absence d’un catalogue complet des ouvrages.
- L’exiguïté des locaux, qui ne permettait pas un bon fonctionnement de l’institution.
- La facilité avec laquelle les livres pouvaient être volés ou revendus.
Ces critiques mettaient à jour les faiblesses structurelles de l’institution, exacerbées par des décennies de négligence et de manque de moyens, particulièrement dans le contexte post-révolutionnaire.
Joseph Naudet, un administrateur sous attaque
Joseph Naudet, administrateur de la Bibliothèque nationale depuis 1847, devient la cible principale de Lacroix. Issu d’une longue carrière dans la gestion des bibliothèques, Naudet représentait aux yeux de Lacroix un conservateur archaïque et inefficace, attaché à des méthodes dépassées. Lacroix n’hésitait pas à moquer publiquement Naudet dans ses lettres, en l’accusant de paresse et d’incompétence, affirmant que « les bibliographes travaillent autant que les administrateurs se reposent ». Ce ton acerbe et satirique est omniprésent dans la correspondance, ajoutant une dimension personnelle à une critique déjà bien acérée.
Lacroix attaque Naudet non seulement sur ses actions en tant qu’administrateur général, mais aussi sur son passé, évoquant son manque de vigilance lorsqu'il occupait le poste de conservateur à la Bibliothèque Mazarine. Ces attaques visaient à miner la légitimité de Naudet en tant que gardien du patrimoine littéraire national.
Les enjeux de la conservation des livres
Au-delà de la dimension personnelle, la querelle entre Lacroix et Naudet met en lumière des questions cruciales concernant la conservation du patrimoine écrit. Depuis la Révolution française, la Bibliothèque nationale avait été inondée de livres issus des confiscations révolutionnaires. Or, beaucoup de ces ouvrages n’avaient pas été correctement estampillés ou catalogués, ce qui facilitait leur disparition. L’un des principaux reproches de Lacroix à l’encontre de Naudet concernait justement cette gestion défaillante des collections : des milliers d’ouvrages étaient sortis des murs de l’institution sans laisser de trace, et certains se retrouvaient même en vente dans des librairies d’occasion.
Lacroix, en tant que bibliophile, se positionnait alors comme un justicier de la restitution. Il affirmait accomplir ce que l’administration aurait dû faire, restituant des ouvrages trouvés dans le commerce de livres anciens. Mais derrière cet altruisme apparent, d’autres motivations se dessinaient.
Un pamphlet sous couvert de satire
Les Cent-et-une Lettres bibliographiques de Paul Lacroix sont un mélange unique de pamphlet, de satire, et de répertoire bibliographique. Lacroix, conscient que la restitution de livres perdus pourrait rapidement lasser ses lecteurs, insuffle à ses lettres un esprit humoristique et piquant. Cette volonté de divertir tout en dénonçant donne à l’œuvre une tonalité satirique, voire cynique.
Lacroix se plaît à dépeindre la Bibliothèque nationale comme un champ de bataille, où il combat Naudet avec ses mots, l'accusant de tous les maux de l’institution. Ce ton belliqueux est évident dès la préface de l’ouvrage, où Lacroix annonce que « la Bibliothèque nationale devient [son] quartier général et [son] champ de bataille ».
Cependant, au fil des lettres, l’objectif de Lacroix devient de plus en plus visible : il ne cherche pas uniquement à réformer l’institution, mais aussi à promouvoir ses propres intérêts. En effet, il laisse entrevoir son ambition de devenir bibliothécaire lui-même, insinuant qu’il serait mieux placé que Naudet pour occuper ce poste prestigieux. Cette double motivation — défense du patrimoine et promotion personnelle — traverse l’ensemble de l’œuvre.
L’affrontement Libri et la double stratégie de Lacroix
Un autre enjeu, plus subtil, se dessine derrière la correspondance de Lacroix : la défense de son ami Guglielmo Libri, célèbre érudit accusé de vol de livres à la Bibliothèque nationale. Lacroix, en attaquant Naudet et l’administration, cherche en réalité à détourner l’attention des accusations pesant sur Libri. Il déploie une double stratégie : d’un côté, il défend publiquement Libri dans d’autres écrits, de l’autre, il discrédite Naudet et la gestion de la bibliothèque pour souligner que les vols étaient courants et mal contrôlés bien avant les accusations contre Libri.
Ainsi, les Cent-et-une Lettres deviennent un plaidoyer déguisé, visant à innocenter Libri en détournant l’attention vers les dysfonctionnements structurels de l’institution.
La réception des Cent-et-une Lettres et l’héritage de Lacroix
Si les lettres de Lacroix ont suscité un certain intérêt à l’époque, elles ne sont pas parvenues à bouleverser l’administration de la Bibliothèque nationale. Naudet, bien que critiqué, a conservé son poste. Quant à Lacroix, il n’a jamais obtenu la position de conservateur qu’il convoitait tant.
Néanmoins, ces lettres constituent un témoignage précieux de l’histoire des bibliothèques en France et des luttes pour la conservation du patrimoine écrit au XIXe siècle. Elles illustrent également la complexité des relations entre bibliophiles, bibliothécaires et administrateurs, tous engagés dans la défense de livres précieux mais avec des motivations souvent divergentes.
En fin de compte, l'œuvre de Lacroix, avec son mélange d'érudition et de satire, reste un texte incontournable pour comprendre les défis de la conservation des livres anciens dans une époque de bouleversements politiques et culturels.
Les Cent-et-une Lettres bibliographiques de Paul Lacroix constituent bien plus qu’un simple répertoire de livres perdus et retrouvés. Elles incarnent un épisode passionné de l’histoire de la Bibliothèque nationale, où se mêlent ambition personnelle, satire acerbe, et défense du patrimoine littéraire. Lacroix, à travers ces lettres, met en lumière les défis de la conservation des livres anciens et les tensions inhérentes à la gestion d’une institution aussi importante que la Bibliothèque nationale. Au-delà de ses critiques, son œuvre demeure un témoignage précieux de la vie intellectuelle et bibliophilique du XIXe siècle.
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