C’est une véritable œuvre d’art, un joyau de papier aussi rare que somptueux, qui s’apprête à prendre la lumière :...
Spirou, un héros en constante réinvention.
Qui est Spirou ? Voilà une question aussi vaste qu’essentielle pour comprendre l’évolution de la bande dessinée franco-belge. Pourtant, elle semble presque impossible à résoudre tant le personnage échappe à une définition stricte. André Franquin lui-même, figure centrale dans l’histoire de Spirou et Fantasio, soulignait que Spirou n’avait pas véritablement de personnalité propre. Selon lui, Spirou est une « coquille vide », un personnage sans psychologie, destiné à servir de réceptacle à l’imagination du lecteur. Cette approche laisse une liberté totale d’interprétation, Spirou pouvant être tout ce que l’on veut qu’il soit, ou, paradoxalement, n’être personne.
Cependant, ce constat ne suffit pas à résumer Spirou. L’univers qui l’entoure, les personnages secondaires et l’ambiance des histoires contribuent tout autant à forger son identité. Franquin, à son insu, est devenu l’architecte principal de ce monde complexe. Son passage sur la série a marqué un tournant décisif, et, bien que d’autres auteurs aient pris le relais, c’est à lui que l’on continue de se référer.
Le système Franquinien : une base mouvante
L’univers de Spirou ne se limite pas à la seule figure du groom. C’est un système en perpétuelle transformation, dont Franquin a été le maître incontesté. Il a créé un monde riche, peuplé de personnages charismatiques comme Fantasio, le Comte de Champignac, ou encore Zorglub. Mais cet univers n’est pas rigide : il souffre des exceptions qui, paradoxalement, renforcent sa cohérence. Après Franquin, les auteurs qui ont repris la série n’ont pas véritablement inventé de nouveaux paradigmes, mais ont, au contraire, relu et réinterprété ce qu’il avait mis en place.
Jean-Claude Fournier, qui a succédé à Franquin, en est le premier exemple. Admirateur du maître, Fournier n’a jamais caché son statut de fan. Son travail sur Spirou se distingue par une certaine fraîcheur, mais aussi par une certaine continuité. Il a introduit de nouveaux contextes, des thèmes plus actuels, sans jamais altérer l’essence de la série. Ses récits s’ouvrent à la modernité, avec une touche de mysticisme (l’Ankou) et de conspiration (le Triangle). Son dessin lui-même, influencé par Franquin, en est une version plus terrienne, empreinte d’une étrange odeur de champignons, comme si l’univers de Spirou se couvrait doucement de moisissures.
Le renouveau par la relecture
Yves Chaland, quant à lui, adopte une approche différente. S’il s’inspire aussi de Franquin, il va plus loin en proposant une réécriture du système. Chaland recrée un Spirou uchronique, ancré dans une époque passée (celle des années 1946-1952), qu’il réinterprète avec des éléments empruntés à Jijé. Son travail ne s’inscrit pas dans une continuité linéaire, mais plutôt dans une relecture qui dépasse le simple hommage. En se plongeant dans l’univers des débuts de Spirou, il modifie la chronologie de la série et invite le lecteur à revivre une époque où Jijé aurait pu passer le flambeau à lui, plutôt qu’à Franquin.
C’est cette capacité à relire, à remodeler le système spiruvien, qui marque également les contributions de Tome et Janry. Ces deux auteurs, bien conscients de l’héritage de Franquin, ont opté pour une approche plus systématique. Dès leur premier album, Virus, ils revisitent les classiques de l’univers de Spirou en apportant une touche contemporaine. Leurs récits, comme Qui arrêtera Cyanure ?, combinent aventure et technologie, tout en restant fidèles aux codes franquinistes.
Cependant, avec le temps, leur travail a pris une tournure plus radicale. La série, devenue plus perverse et iconoclaste, semble se retourner sur elle-même, comme dans La frousse aux trousses, où le récit se construit sur un prétexte minimal (le hoquet), ou encore dans Machine qui rêve, qui rompt définitivement avec l’héritage de Franquin en introduisant des éléments de science-fiction plus sombres.
Les interprétations modernes : entre citation et réinvention
Les auteurs contemporains de Spirou poursuivent cette dynamique de relecture, chacun à leur manière. Lewis Trondheim, fidèle à son style décalé, revisite des éléments de l’univers avec sa typologie zoomorphique, tandis que Vehlmann et Yoann modernisent le système en intégrant des références explicites aux classiques tout en apportant une touche actuelle (comme Spirou en baskets). Le Gall, quant à lui, réinvente Spirou dans un Paris du XIXᵉ siècle, dans une fantaisie d’auteur qui aurait pu concerner un autre personnage que Spirou sans que cela fasse une différence.
Mais toutes les relectures ne sont pas couronnées de succès. Jean-David Morvan, par exemple, propose une version plus superficielle du personnage, qui s’attache davantage aux symboles qu’à leur signification profonde. Ses récits sont souvent perçus comme des citations gratuites de l’œuvre de Franquin, sans la finesse ou l’originalité des relectures précédentes. Cette approche atteint son apogée dans Paris-sous-Seine, où les clins d’œil à l’univers spiruvien deviennent des références vides de sens, banalisant les éléments clés de la série.
La relecture ultime : Émile Bravo et le retour aux origines
Dans cette valse des interprétations, Journal d’un ingénu d’Émile Bravo se distingue par son audace. Contrairement à Chaland, Bravo ne cherche pas à faire revivre les années 1950. Il préfère expliquer les origines du Spirou franquinien en le replaçant dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale. Son récit, loin d’être une simple relecture, devient une véritable genèse du personnage, offrant une explication psychologique à ses futures aventures. Bravo, par cette démarche, propose une boucle vertigineuse, reliant l’avant et l’après Franquin dans un même mouvement.
Spirou, un système ouvert
L’histoire de Spirou et Fantasio est celle d’un système en constante réinvention. Chaque auteur, à sa manière, a contribué à l’enrichir, à le modifier, tout en respectant, ou en transgressant, les règles établies par Franquin. Ce qui fait la force de cette série, c’est précisément cette ouverture à l’interprétation. Franquin, en inventant Spirou, n’a pas seulement créé un personnage : il a créé un lecteur.
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