Suspense et bande dessinée, subtilité narrative.

Depuis des siècles, les récits, qu'ils soient oraux, écrits ou visuels, captivent les esprits humains en leur offrant une plongée dans des univers imaginaires. Ce pouvoir immersif, au cœur de la fiction, repose sur une capacité essentielle à laquelle tous les médias narratifs doivent répondre : ils doivent être capables de bâtir un monde cohérent et convaincant dans lequel l'auditeur, le lecteur ou le spectateur peut s'évader et s'immerger par le biais de son imagination. C’est sur cette base que s’érige l’intrigue, un mécanisme fondamental qui permet de créer une tension orientée vers un dénouement. Ainsi, la narration devient un processus dynamique, un jeu subtil entre la durée du récit et l'intérêt croissant du récepteur pour la suite des événements.

Les trois types d’intérêt narratif : suspense, curiosité et surprise

Selon la narratologie, trois grands types de « tension narrative » se manifestent dans les récits. Ces formes, exposées par Raphaël Baroni en 2007, permettent de structurer l’intérêt du récepteur à travers différentes temporalités et perspectives de l’intrigue.

1. Le suspense : Ce type de tension se projette vers l'avenir du récit. Le suspense naît de l'incertitude liée à une action en cours ou à venir. Le lecteur ou le spectateur se pose alors la question fondamentale : « Que va-t-il se passer ? ». Ce mécanisme est particulièrement efficace pour maintenir un haut niveau d’engagement, car il sollicite l’imagination du récepteur, qui tente de deviner l’issue d’une situation à risque.

2. La curiosité : Contrairement au suspense, la curiosité se tourne davantage vers le passé ou des événements partiellement voilés. Le récit présente une situation ou des événements mystérieux qui suscitent des questions : « Qu'est-il arrivé ? » ou « Quelle est la vraie nature de cet événement ? ». La curiosité repose souvent sur une opacité intentionnelle, sur des zones d’ombre que le récit viendra progressivement éclairer.

3. La surprise : Il s’agit d’un effet plus ponctuel et souvent éphémère, qui survient lorsque l'intrigue prend une direction inattendue. La surprise désoriente le récepteur en rompant avec les attentes qu’il s’était forgées. Bien que cet effet soit court, il joue un rôle essentiel dans la dynamique du récit.

La structure du récit : au-delà du contenu, la forme importe

L’étude du récit ne s’arrête pas à son contenu. La manière dont les informations sont distillées au fil du récit est tout aussi importante pour maintenir l’intérêt du récepteur. Comme l’a démontré Barthes, les récits peuvent inclure des éléments retardant le dénouement, que l’on appelle « catalyses », ce qui permet de prolonger la tension narrative. C’est notamment le cas de la bande dessinée, qui, malgré ses similitudes avec le cinéma, présente des spécificités narratives propres à ce média. François Jost parle d’« ocularisation spectatorielle » pour désigner le fait de montrer au lecteur un danger invisible aux yeux du protagoniste, créant ainsi un effet de suspense.

Cependant, à la différence du cinéma, la bande dessinée est un support qui ne peut dissimuler la totalité des éléments visuels au lecteur. Comme le note Thierry Groensteen, dans une bande dessinée, le lecteur a accès à l’ensemble des cases d’une page ou d’une double page simultanément. Cela crée une tension particulière, car il est difficile de maintenir un suspense pur dans un médium où l’œil peut anticiper ce qui va arriver.

La bande dessinée : une narration unique dans l'espace de la page

Benoît Peeters introduit le concept de « péri-champ », cet espace constitué par les autres cases visibles sur la page. Il est impossible de percevoir une case comme une image isolée, car les autres vignettes influencent inévitablement la perception. Ce phénomène complexifie le jeu de la narration, car même si l’on tente de créer du suspense ou de la surprise, ces effets peuvent être atténués par la mise en page elle-même. Will Eisner souligne d'ailleurs cette contrainte inhérente à la bande dessinée : « L’ennui avec un support imprimé comme la bande dessinée, c’est que le lecteur peut facilement voir comment [le récit] finit » (Eisner 2010).

Malgré ces limites, les maîtres du genre ont su exploiter ces spécificités pour jouer avec les attentes du lecteur. Hergé, par exemple, a développé une poétique du suspense qui repose moins sur la surprise immédiate que sur un étirement continu de l’action. Son œuvre « L'Affaire Tournesol », avec son suspense qui s’étend sur soixante pages, en est un exemple frappant. Jan Baetens montre que la « ligne claire » d’Hergé, tout en offrant une lisibilité maximale, se construit sur un rythme narratif rapide, alternant entre pauses et relances, produisant ainsi une dynamique qui capte l’attention.

La tension narrative et les contraintes de la publication périodique

Le format périodique, largement utilisé avant l’avènement de l’album, a également joué un rôle majeur dans la création du suspense en bande dessinée. Les récits feuilletonesques, publiés par épisodes dans des journaux ou des magazines, s’appuyaient souvent sur des cliffhangers à la fin de chaque strip ou page. Ce procédé, où l’épisode se termine sur une situation non résolue, comme dans les récits de Zorro dans L’Intrépide, a contribué à maintenir l’intérêt du public entre chaque parution.

Cette technique est omniprésente dans les récits feuilletonnés, où les auteurs exploitent les discontinuités narratives pour renforcer la tension. Cela crée un effet de suspense « par défaut », comme le souligne Guy Gauthier, qui explique que ce procédé est une loi du genre dans la bande dessinée classique. Flash Gordon d’Alex Raymond, par exemple, en est un exemple emblématique.

Entre rupture et continuité : la musique d’une narration graphique

Thierry Groensteen propose une comparaison entre la bande dessinée et la musique pour souligner l’importance des silences entre les cases, qu’il qualifie de « soupirs » ou de « pauses ». Ces moments de transition, même lorsqu'ils ne sont pas explicitement chargés de sens, influencent la lecture du récit en structurant son rythme. Le passage d’une case à une autre, ou d’un strip à un autre, agit comme une forme de respiration narrative qui module la tension.

En somme, la bande dessinée, en tant que média narratif visuel, possède une temporalité unique qui repose autant sur son rythme interne que sur les attentes et anticipations du lecteur. Si les adaptations cinématographiques de ces récits peuvent tenter de capter l’essence de ces intrigues, elles ne parviennent que rarement à reproduire la subtilité des effets narratifs créés par la mise en page des cases et des strips.

Au-delà de la bande dessinée : vers une nouvelle esthétique du temps et de la durée

Si la bande dessinée d’aventure et humoristique a longtemps dominé le paysage, certains auteurs contemporains, comme Chris Ware, Daniel Clowes ou Adrian Tomine, ont exploré de nouvelles voies en s'éloignant du suspense traditionnel. Ces auteurs mettent en scène des récits plus introspectifs, où l'ennui et la banalité deviennent des éléments centraux de la narration. Loin du rythme effréné de l’aventure classique, ces récits offrent une réflexion sur la durée, souvent en jouant sur l’anti-climax.

Ainsi, l’art de la narration, qu’il se décline en mots, en images ou en sons, repose sur des mécanismes complexes qui ont évolué au fil des siècles. De l’invention de l’imprimerie à l’ère numérique, chaque médium a su développer des stratégies narratives propres pour captiver et émouvoir. La bande dessinée, en particulier, a su tirer parti de ses contraintes visuelles et sémiotiques pour proposer une forme unique de narration, où le temps et l’espace s’entrelacent de manière inédite.