Traité des venins (1316) de Pietro d’Abano.

Un médecin-philosophe face aux poisons

Pietro d’Abano († 1315/1316), médecin, philosophe et astrologue formé à Padoue et actif à Paris puis à Padoue, est l’auteur d’un petit corpus devenu immense par son influence : le Conciliator differentiarum et un De venenis eorumque remediis (« Des venins et de leurs remèdes »). Ce dernier, qu’on désigne volontiers en français comme Traité des venins, condense la science toxico-médicale latine et arabo-islamique, et circulera pendant tout le bas Moyen Âge et la première modernité.

La date « 1316 » renvoie à l’extrême fin de la vie de l’auteur : le traité appartient aux toutes dernières années de sa production, même si sa diffusion majeure est postérieure, par copies manuscrites puis par l’imprimerie.

Une tradition double : manuscrite et imprimée

Le De venenis connaît une large transmission manuscrite latine et, fait capital pour l’histoire de la langue, une traduction française précoce : Le Livre des venins de Pierre d’Aïbane, achevée en 1402 par le carme Philippe Oger, à la demande du maréchal Jean II Le Meingre, dit Boucicaut. Cette version n’est conservée que dans un unique manuscrit de la BnF (ms. fr. 14820) et présente des remaniements, omissions et ajustements doctrinaux typiques d’un passage au vernaculaire et à un milieu de cour.

Côté imprimés, le texte paraît très tôt à l’ère des incunables : une édition de Mantoue par Johann Vurster (vers 1472–1473) atteste l’intérêt des premiers ateliers pour ce compendium de toxicologie. Des réimpressions suivront au XVIe siècle, parfois jointes à d’autres traités médicaux.

Sources et méthode : entre Galien, Avicenne… et l’empirique

Abano travaille comme un compilateur-critique : il rassemble, ordonne et discute la littérature antique et surtout arabo-islamique (Avicenne, Averroès et leurs commentateurs), tout en ménageant des observations pratiques. Le De venenis s’insère dans une tradition antique (De venenis attribués à des auteurs grecs de l’époque impériale) et illustre la scolastique médicale du XIVᵉ siècle : un art de la synthèse plus que de l’innovation, mais fondé sur un effort constant de rationalisation.

De quoi parle le Traité des venins ?

Le plan varie selon les témoins, mais on peut en dégager quatre volets récurrents :

1. Typologie des poisons
   Abano classe les substances nocives par origine : minérale (arsenic, réalgar, litharge…), végétale (aconit, jusquiame, ellébore, « noix vomitives »…) et animale (serpents, scorpions, chiens enragés, poissons venimeux). Il distingue les toxiques « par essence » des toxiques « par accident » et souligne la porosité entre poison et remède.

2. Physiologie de l’empoisonnement
   Dans la grille galénique, les venins agissent en altérant les humeurs et les qualités (chaud/froid, sec/humide). Abano décrit l’ingestion, l’inhalation et la voie transcutanée comme portes d’entrée et s’attarde sur la diffusion du venin par les esprits vitaux. Les signes cliniques — couleur du visage, souffle court, convulsions — servent au diagnostic.

3. Remèdes et antidotes
   Le De venenis aligne des protocoles d’urgence : provoquer le vomissement, purger, ventouser, cautériser. Il décrit des antidotes composés (dont la célèbre thériaque) et mentionne la pierre de bézoard contre certains « poisons chauds ». L’auteur recommande, en cas d’intoxication par la litharge, l’ingestion d’huile d’amande ou d’eau miellée : un mélange de théorie humorale et d’empirisme.

4. Pratiques, peurs et politique
   Les chapitres sur les empoisonnements délibérés — philtres, poudres, « vins apprêtés » — croisent l’imaginaire de cour et le risque concret pour princes et officiers. La commande du manuscrit français par Boucicaut s’inscrit dans cette culture de la méfiance et de la prévention.

Une pensée aux frontières : astrologie, contagion, magie

Comme beaucoup de médecins de son temps, Abano mobilise l’astrologie naturelle pour expliquer les rythmes corporels et l’efficacité des remèdes. Cette dimension, jointe à des textes occultes plus tardifs attribués à son nom (Heptameron, Lucidator dubitabilium), nourrira sa réputation de « mage ». On trouve déjà dans le De venenis des intuitions sur la contagion animale et les transmissions invisibles : prémices d’une pensée épidémiologique qui sera reprise à la Renaissance.

La version française de 1402 : un laboratoire de traduction

Le manuscrit français du Livre des venins est un cas d’école : un texte savant latin rendu accessible à un lecteur de cour. Les noms de drogues sont francisés, les développements astrologiques simplifiés, les passages jugés trop techniques supprimés. Cette adaptation révèle un travail de médiation culturelle, où la science médicale se teinte de pédagogie et de prudence doctrinale.

Lecteurs, usages et diffusion (XIVᵉ–XVIᵉ siècles)

Du cercle de Boucicaut aux bibliothèques princières et universitaires, le Traité des venins circule abondamment. Sa fortune se mesure à la multiplicité des copies et des éditions, ainsi qu’aux renvois qu’on trouve dans d’autres compilations médicinales. Entre 1402 et 1593, il connaît plusieurs traductions et adaptations : signe d’une vitalité constante, ajustée à la curiosité des lecteurs.

Pourquoi lire Abano aujourd’hui ?

1. Pour l’histoire de la médecine : le De venenis capture un moment où la toxicologie n’est pas une spécialité mais un chapitre de la thérapeutique galénique, charnière entre l’érudition et la pratique.

2. Pour l’histoire des savoirs : il montre la perméabilité entre médecine, astrologie naturelle et empirisme d’atelier, loin des oppositions modernes entre science et superstition.

3. Pour l’histoire du livre : sa version française unique et ses incunables illustrent la circulation entre latin savant, français de cour et premiers imprimés.

Références bibliographiques

• Pietro d’Abano, De venenis eorumque remediis, Mantoue, Johann Vurster, v. 1472-1473 ; rééd. dans Opera omnia, Lyon, 1565.

• Philippe Oger, Le Livre des venins de Pierre d’Aïbane (1402), BnF, ms. fr. 14820 ; éd. et intro. G. Sodigné-Costes, Traduire la science au XVe siècle, Genève, Droz, 2014.

• Danielle Jacquart, « Les médecins scolastiques et les poisons », dans Revue d’histoire des sciences, 1992.

• Alain Touwaide, Greek and Latin Texts on Venoms and Antidotes: A Historical Survey, Cambridge University Press, 2016.

• G. Sodigné-Costes, “D’une traduction à l’autre (1402-1593)” : le parcours du De venenis de Pietro d’Abano, Paris, 2021.

• Nancy G. Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy: The Canon and Medical Teaching, Princeton University Press, 1987.

• Jacques Jouanna & Henri Boudon-Millot, La médecine grecque d’Hippocrate à Galien, Paris, PUF, 2020 (pour le contexte antique).