Une mappemonde à 207 999 € : la redécouverte d’un Ptolémée chez Libert et associés.

Il est des ventes aux enchères qui, le temps d’un instant, suspendent le cours ordinaire des adjudications pour entrer dans la légende des salles de vente. Le 2 juillet dernier, chez Libert et associés, les regards étaient tournés vers un ouvrage monumental, à la fois fragile et titanesque, dont le simple nom convoque l’histoire de la pensée, des sciences et du voyage : La Cosmographia de Claude Ptolémée.

Le lot portait une estimation respectable, mais somme toute raisonnable au regard du marché : 15 000 à 18 000 euros. Les amateurs présents savaient qu’ils allaient assister à un moment important ; mais personne n’imaginait encore que l’enchère grimperait jusqu’à atteindre l’inattendu, l’exceptionnel, presque le vertigineux : 207 999 euros, marteau frappé.

Un livre fondateur de la vision du monde

Le volume proposé n’était pas un Ptolémée ordinaire. Il s’agissait de la seconde édition de la Cosmographia, traduite du grec en latin par Jacobus Angelus et éditée par Nicolaus Germanus. Imprimée à Ulm le 21 juillet 1486 par Johannes Reger et Justus de Albano, cette édition s’inscrit dans les toutes premières tentatives de donner une forme imprimée et universelle au monde connu.

Dans les années 1480, l’Europe n’a pas encore découvert l’Amérique, et pourtant elle rêve déjà d’un espace global à représenter. La mappemonde de cette édition, gravée par Johannes Schnitzer d’Armsheim d’après les travaux de Germanus, déploie sous les yeux du lecteur un monde partagé entre les trois continents hérités de l’Antiquité : Europe, Afrique, Asie. C’est ce regard, à la fois fidèle aux sources antiques et ouvert aux incertitudes des terres inconnues, qui fait de Ptolémée un jalon essentiel de l’histoire intellectuelle.

Photo : Liber & associés

Un atlas augmenté, un savoir recomposé

L’édition de 1486 ne se contente pas de reproduire la version de 1482 donnée par Leinhart Holle : elle l’amplifie. Johannes Reger y adjoint deux traités complémentaires, le Registrum Alphabeticum super octo libros Ptolomei (42 feuillets), sorte de clé de lecture alphabétique pour naviguer dans l’œuvre, et le De locis ac mirabilibus mundi, un recueil de 24 feuillets consacré aux lieux et merveilles du monde.

À ces textes s’ajoutent les 32 cartes en couleurs gravées sur bois et sur double page, d’une somptueuse facture. La mappemonde, quatorze cartes d’Europe, quatre d’Afrique et treize d’Asie, composent une bibliothèque visuelle du monde connue des humanistes de la fin du XVe siècle. Deux lettrines historiées enrichissent le livre : Nicolaus Germanus offrant son ouvrage au pape Paul II, et Ptolémée tenant la sphère et le compas. Des figures géométriques, disséminées dans le texte, viennent rappeler que la cosmographie n’est pas seulement une rêverie, mais aussi une science.

L’épreuve du temps

Mais l’exemplaire présenté chez Libert et associés portait aussi les cicatrices de ses siècles d’existence. Restauré au XIXe siècle, il avait subi l’humidité, des pertes de marges, quelques cartes écourtées, trois feuillets particulièrement accidentés, et même la disparition de la partie supérieure de l’encadrement de la mappemonde, où figurait la signature du graveur Johannes Schnitzer.

Et pourtant : malgré ses blessures, ou peut-être à cause d’elles, ce volume avait conservé toute sa puissance symbolique. Il parlait de transmission, de survie, d’une mémoire qui traverse le temps en résistant aux épreuves. Comme un voyageur marqué par ses pérégrinations, il portait les stigmates de son aventure pour parvenir jusqu’à nous.

Le frisson des enchères

Quand le commissaire-priseur annonça l’ouverture de l’enchère, les premières mains se levèrent sans surprise. 15 000, 20 000, 30 000… Très vite, le feu s’empara de la salle. Les regards se croisaient, les souffles se suspendaient, le livre devenait un objet de désir absolu. À mesure que les chiffres s’élevaient, on n’était plus dans l’acquisition d’un exemplaire rare : on assistait à la reconquête d’un monde.

À 100 000 euros, la tension était déjà palpable. À 150 000, certains avaient abandonné. Quand le marteau s’abattit enfin sur la somme record de 207 999 euros, l’ovation fut immédiate. Une telle adjudication témoigne de la vitalité du marché du livre ancien et de la fascination intacte pour ces monuments de papier qui redessinent la mémoire de l’humanité.

Héritage et modernité

Ce Ptolémée de 1486, plus qu’un atlas, incarne un moment charnière : celui où l’Europe imprime, littéralement, sa vision du monde. Dans ses cartes colorées, nous voyons à la fois la fidélité à l’héritage grec et la promesse des découvertes futures. Dans ses lettrines et figures, l’union entre science, art et foi.

Que cet exemplaire, abîmé mais magnifiquement restauré, ait pu susciter une telle ferveur en dit long sur notre rapport à ces premiers livres imprimés. Ils ne sont pas seulement des objets de collection : ils sont des fragments de notre histoire commune, des témoins silencieux qui continuent de nourrir notre imaginaire.

Ainsi, l’enchère du 2 juillet ne fut pas seulement une victoire pour un collectionneur fortuné. Elle fut aussi une célébration : celle d’un savoir ancien ressuscité, d’une mémoire collective ravivée, et d’un livre qui, cinq siècles après sa naissance, continue de tracer des routes invisibles à travers nos rêves.

Références

• Campbell, Tony. Earliest Printed Maps, Londres, 1987, p. 179-210.

• Catalogue de la vente Libert et associés, 2 juillet 2025, lot [Atlas – Ptolémée].

• Ptolémée, Claude. Cosmographia, Ulm, Johannes Reger & Justus de Albano, 21 juillet 1486.