Alan Moore et son regard acéré sur les fans de comics.

Alan Moore, auteur britannique de légende dans l’univers des comics, est souvent décrit comme le plus grand scénariste de son époque. Avec des œuvres phares telles que V pour Vendetta, Watchmen, From Hell ou encore La Ligue des Gentlemen extraordinaires, Moore a bouleversé et redéfini la bande dessinée en tant que forme d’art. Son style provocateur et ses récits sombres, empreints de réflexion politique et sociale, ont captivé des générations de lecteurs. Cependant, en dépit de son succès et de son impact incommensurable sur l’industrie des comics, Alan Moore entretient une relation ambivalente avec ce médium, notamment à cause de désaccords avec les maisons d’édition, comme DC Comics, qu’il accuse de l’avoir trahi sur les droits de ses œuvres.

En 2016, lors de la publication de son roman monumental Jérusalem, Moore s’était attiré de vives critiques pour avoir exprimé ses inquiétudes sur le comportement des adultes qui continuent de lire des comics. Il y voyait un signe d’infantilisation culturelle, d’autant plus renforcé par le succès grandissant des films de super-héros, qu’il associait à une montée des extrêmes-droites, aussi bien aux États-Unis qu’au Royaume-Uni. Six ans après, avec la sortie de son dernier roman, Le Grand Quand, premier volume de sa pentalogie Long London, et un nouveau comics inédit en France, The Moon and Serpent: Bumper Book of Magic (traduit en La Lune et le Serpent - Le Grand Livre de la Magie), Alan Moore revient sur ses propos et souhaite les clarifier dans une tribune intitulée « Les communautés de fans ont intoxiqué le monde », publiée dans The Guardian.

Un fandom entre fascination et fléau

Dans cette tribune, Moore se montre plus nuancé, prenant soin d’expliquer le rôle essentiel que joue le fandom dans la culture moderne. Selon lui, le fandom représente « un organe merveilleux et vital de la culture contemporaine, sans lequel cette culture finit par stagner, s’atrophier et mourir. » Il reconnaît que les fans permettent à certaines œuvres de transcender leur médium d’origine, contribuant à façonner la contre-culture britannique avec des figures comme Kevin O'Neill, dessinateur de La Ligue des Gentlemen extraordinaires, Steve Moore et Steve Parkhouse. Ce soutien inconditionnel, bien que parfois source de pression pour les artistes, peut agir comme un vivier créatif inestimable.

Cependant, Moore ne se retient pas de dénoncer ce qu’il appelle « un fléau grotesque » lié à certaines manifestations du fandom. Selon lui, ce dernier peut « empoisonner la société avec ses obsessions mesquines et son ridicule sentiment de droit non mérité. » Une critique sévère qui vise surtout les transformations subies par le marché des comics et son lectorat au fil du temps.

La gentrification du fandom : un mal insidieux

Dans son analyse, Moore observe une mutation importante dans le lectorat des comics, autrefois principalement populaire. Il déplore que la hausse des prix ait éloigné les classes ouvrières, à qui ces œuvres étaient initialement destinées, pour attirer un public plus aisé. Cette « gentrification » du fandom des comics a, selon lui, contribué à transformer un espace culturel autrefois dynamique et inclusif en un lieu marqué par des attitudes élitistes et un sentiment de privilège exacerbé. Cette nouvelle catégorie de lecteurs, souvent plus âgée, exprime un besoin de reconnaissance et un droit à la critique, mais peine parfois à s’investir dans la création ou l’innovation.

Alan Moore exprime aussi sa préoccupation face aux réactions des fans, parfois toxiques, qui peuvent influencer le destin des productions culturelles. Le scénariste note que « nos divertissements peuvent être annulés prématurément à cause d’une réaction négative des fans », soulignant ainsi les conséquences de cette toute-puissance accordée aux communautés de fans. Cette pression exercée sur les créateurs et les producteurs de contenus culturels va, selon lui, à l’encontre de l’évolution naturelle d’une œuvre.

Une culture du spectacle qui s’étend à la politique

L’un des points les plus troublants abordés par Moore dans sa tribune est l’impact du comportement des fans sur la société dans son ensemble, et plus particulièrement sur le domaine politique. Moore établit un parallèle saisissant entre l’omniprésence de la culture du divertissement et la montée en puissance de figures politiques populistes telles que Donald Trump au niveau international et Boris Johnson au Royaume-Uni. Pour lui, les citoyens modernes tendent à évaluer leurs dirigeants avec le même regard que celui porté sur des célébrités, influencés non pas par des politiques publiques ou des valeurs morales, mais par la popularité acquise dans des émissions de télé-réalité.

Moore précise ainsi : « Les élections qui décident du sort de millions de personnes se déroulent dans une atmosphère plus adaptée à des expulsions dans une émission comme I'm a Celebrity, où les candidats jugés insuffisamment divertissants sont évincés. Ceux qui votent pour Donald Trump ou Boris Johnson semblent moins sensibles aux politiques ou aux réalisations passées qu’à quel point ils ont apprécié leurs performances dans des émissions comme The Apprentice ou Have I Got News for You. » Pour Moore, cette superficialité dans le jugement est non seulement inquiétante, mais aussi symptomatique d’une société aliénée par le spectacle et la recherche du divertissement.

Alan Moore : une vision critique et passionnée

Au final, Alan Moore ne semble pas vouloir renier l’impact des comics ni la place des fans dans l’histoire culturelle moderne, bien au contraire. Son attachement au fandom est manifeste, mais il refuse d’ignorer les travers de ce dernier, lesquels pourraient, selon lui, compromettre l’avenir des créations artistiques. Loin de condamner les fans, Moore plaide pour un retour à une relation plus saine entre le public et les créateurs, qui permettrait à chacun de contribuer sans s’approprier ou étouffer la vision artistique d’autrui.

Moore, dont les œuvres ont marqué des générations, notamment avec des classiques comme Watchmen et La Ligue des Gentlemen extraordinaires, et qui continue de repousser les frontières de la narration avec des projets ambitieux comme Le Grand Quand et La Lune et le Serpent - Le Grand Livre de la Magie, appelle ainsi les fans à une réflexion profonde. Pour lui, l’avenir de la culture contemporaine repose sur une passion créatrice partagée, libérée de l’obsession et de la possessivité.