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Bande dessinée et photographie.
La naissance simultanée de deux arts visuels
La bande dessinée et la photographie, deux formes d'expression visuelle si différentes en apparence, partagent une naissance commune dans le temps. En effet, l'invention de la « littérature en estampes » par Rodolphe Töpffer et la réalisation de la première photographie par Nicéphore Niepce en 1827 marquent le début de deux révolutions artistiques. Tandis que Töpffer dessine la première version de l’histoire de M. Vieux Bois, Niepce capture une image de la réalité avec sa caméra obscura. Ce parallèle historique est loin d'être anodin et a posé les jalons d'une relation complexe entre ces deux médias.
Töpffer et Daguerre : deux visions du progrès
Dix ans après la première photographie, Louis Daguerre révolutionne l’art naissant en réduisant le temps de pose à quelques dizaines de minutes avec son daguerréotype. Cette avancée technologique provoque un débat intense, auquel Töpffer prend activement part. En 1840, il rédige un essai critique intitulé De la plaque Daguerre. À propos des excursions daguerriennes, où il exprime sa méfiance envers ce « procédé mécanique » qu’il perçoit comme une imitation plate de la nature, sans l’apport de la subjectivité artistique. Pour Töpffer, l’art ne se réduit pas à une simple reproduction de la réalité ; il doit traduire la « ressemblance sentie », une vision façonnée par l'esprit de l’artiste.
La bande dessinée et la photographie au fil du temps : un dialogue fécond
Malgré les critiques initiales de Töpffer, la bande dessinée et la photographie n’ont cessé de dialoguer au fil du temps. L'un des exemples les plus marquants de cette interaction est Nadar, célèbre pour ses talents de caricaturiste, mais qui abandonne progressivement le dessin pour se consacrer à la photographie. Dans les années 1850, Nadar réalise des portraits des grandes figures de son époque, tout en continuant à développer son œuvre en bande dessinée. Son travail montre une volonté de capturer l’essence des personnages, que ce soit par le crayon ou par l’objectif, renforçant ainsi le lien entre ces deux arts.
L’influence de la chronophotographie : Décomposer le mouvement
À la fin du XIXe siècle, l'invention de la chronophotographie par Eadweard Muybridge ouvre de nouvelles perspectives pour les dessinateurs. Cette technique, qui permet de prendre une succession de photos à intervalles réguliers, révolutionne l’étude du mouvement, influençant directement la manière dont les artistes de bande dessinée représentent le mouvement de leurs personnages. Arthur Burdett Frost, par exemple, s’inspire des séquences dynamiques de Muybridge pour ses dessins humoristiques, démontrant ainsi comment la photographie peut nourrir et enrichir la bande dessinée.
L’évolution du découpage sériel dans la bande dessinée
Le découpage sériel, caractéristique des planches chronophotographiques de Muybridge, trouve également un écho dans la bande dessinée. À l'aube du XXe siècle, ce type de mise en page, que Thierry Smolderen a qualifié d’« effet papier peint », est largement utilisé. Cependant, alors que les séquences de Muybridge étaient conçues pour décomposer le mouvement, les bandes dessinées modernes utilisent souvent ce format pour souligner l’immobilité. Des artistes comme Chris Ware exploitent cette répétition sérielle pour créer une sensation d'étirement du temps, montrant ainsi l'évolution du langage visuel dans la bande dessinée.
Le roman-photo et le film en planches dessinées : une autre rencontre avec la photographie
Après la Seconde Guerre mondiale, un nouveau genre hybride émerge : le « film en planches dessinées », ou « roman dessiné ». Né en Italie en 1946, ce genre arrive en France avec la publication de Nous Deux en 1947. Ce type de bande dessinée, inspiré par l’esthétique du cinéma et de la photographie, se distingue par son usage du lavis, qui imite la gamme de gris des photos en noir et blanc. Bien que ce genre ait rapidement évolué vers le roman-photo, son influence sur la bande dessinée témoigne de la manière dont la photographie continue d’inspirer de nouvelles formes narratives.
La photographie comme outil documentaire pour les dessinateurs
La photographie joue également un rôle crucial dans le réalisme de certaines bandes dessinées. Des auteurs comme Jacques Tardi utilisent la photographie pour documenter les lieux où se déroulent leurs histoires, afin de recréer fidèlement les décors et d’ancrer leurs récits dans une réalité tangible. Hergé, quant à lui, rassemblait une vaste documentation photographique pour donner vie aux aventures de Tintin, allant jusqu'à collationner des cartes postales, des catalogues et des coupures de presse. Ce recours à la photographie comme outil documentaire, bien que souvent dissimulé dans le produit final, est un aspect essentiel de la création de bandes dessinées réalistes.
L’intégration et le détournement de la photographie dans la bande dessinée
Certains dessinateurs vont encore plus loin en intégrant directement la photographie dans leurs œuvres. Par exemple, Frédéric Boilet, dans des albums comme 3615 Alexia ou Love Hotel, réalise un véritable roman-photo qu'il redessine ensuite dans son style caractéristique. Alison Bechdel, dans Fun Home, utilise des photos comme base pour ses dessins, créant une ambiguïté entre l’authenticité et la fiction. De même, des artistes comme Tardi et Legrand jouent avec cette frontière en insérant des décors photographiques dans leurs bandes dessinées, brouillant ainsi la distinction entre réalité et fiction.
Les « pseudo-photos » et la fiction photographique
L’utilisation de « pseudo-photos » dans la bande dessinée, où des dessins sont délibérément conçus pour ressembler à des photographies, ajoute une couche supplémentaire de complexité à la relation entre ces deux médias. Par exemple, Hergé a créé un faux reportage photo dans Les Bijoux de la Castafiore, et Chris Ware utilise des « pseudo-photos » dans Jimmy Corrigan pour ancrer ses personnages dans une histoire familiale imaginaire. Cette technique joue sur la tension entre la véracité supposée de la photographie et la nature fondamentalement fictive de la bande dessinée.
L’avenir du métissage entre photographie et bande dessinée
Aujourd'hui, avec l’avènement du numérique, la frontière entre la photographie et le dessin est plus floue que jamais. Les artistes peuvent manipuler les images photographiques avec une liberté sans précédent, créant des œuvres où il devient difficile de distinguer la réalité de la fiction. Des auteurs comme Dave McKean exploitent ces possibilités pour créer des bandes dessinées qui défient les conventions traditionnelles, mélangeant photo, dessin, et graphisme pour produire des images inédites. Ce métissage ouvre de nouvelles perspectives pour l’art de la bande dessinée, promettant de nouvelles expériences artistiques dans les années à venir.
Un dialogue en constante évolution
La rencontre entre la bande dessinée et la photographie est un dialogue riche et complexe, qui a évolué au fil du temps. De l’opposition initiale de Töpffer aux expérimentations modernes de McKean, ces deux formes d’art n’ont cessé de s’influencer mutuellement. Qu’il s’agisse d’intégration directe, de documentation ou de détournement, la photographie continue de jouer un rôle clé dans l’évolution de la bande dessinée, ouvrant la voie à de nouvelles formes d’expression visuelle.
Cette exploration n’est qu’un aperçu des multiples façons dont la bande dessinée et la photographie se rencontrent, se confrontent et se complètent. À l’heure où la technologie numérique redéfinit les frontières de la création artistique, il est certain que ce dialogue entre les deux médias continuera de surprendre et d’inspirer les artistes et les lecteurs.
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