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Canardo, le détective fatigué : une icône noire de la bande dessinée.
Il y a des héros qui brillent, et d'autres qui fument dans l’ombre. Parmi ces derniers, Canardo tient une place à part. Créé par Benoît Sokal à la fin des années 1970, ce canard désabusé, en imperméable froissé et clope au bec, n’est pas un simple pastiche animalier du détective hard-boiled. Il est l’incarnation d’une époque désenchantée, le témoin d’un monde déglingué, souvent plus proche du cauchemar que de l’enquête bien ficelée. Retour sur un personnage unique et sur ce qu’il dit de la bande dessinée européenne.
Une création entre polar et parodie
Canardo voit le jour en 1979 dans un album intitulé Première enquête, publié par les Éditions Pepperland, petit éditeur belge aujourd’hui disparu. L’album, en noir et blanc, présente déjà les grandes lignes du personnage : un détective désabusé, pataugeant dans les marges de la société et dans ses propres contradictions.
Le personnage gagne ensuite en notoriété à partir de 1981, lorsqu’il apparaît dans le magazine À suivre, publié par Casterman. Canardo y trouve un écrin à sa mesure, entre récits noirs, satire sociale et ironie grinçante. Rapidement, la série est intégrée au catalogue Casterman en albums, où elle ne cessera d’évoluer, toujours sous la plume de Benoît Sokal.
Sokal, formé aux arts graphiques et grand amateur de cinéma noir, détourne les codes du polar pour mieux les réinventer. Canardo n’est pas un héros, même pas un anti-héros : c’est un perdant magnifique, un homme-canard broyé par la vie, buveur invétéré et fatalement romantique. Une sorte de Philip Marlowe qui aurait échoué dans un zoo soviétique.
Un bestiaire désabusé
L’originalité de Canardo réside aussi dans son bestiaire anthropomorphe. Chaque espèce semble incarner un rôle social ou symbolique : les cochons sont flics, les chiens font office de voyous, les oies sont souvent des séductrices au cœur noir. Mais chez Sokal, ces stéréotypes sont sans cesse détournés. On est loin de Blacksad et de son anthropomorphisme élégiaque : ici, les animaux sont grotesques, pathétiques, humains dans ce qu’ils ont de plus lâche ou de plus cynique.
Cette galerie de personnages délirants renforce l’ambiance absurde et tragique des récits. La farce animale permet à Sokal de traiter de sujets graves avec une liberté de ton totale : guerre, dictature, écologie, religion, exil, prostitution… Rien n’est hors champ, et tout passe à travers le filtre de l’ironie mordante.
Une bande dessinée politique
Ce qui frappe en relisant les albums de Canardo aujourd’hui, c’est leur dimension politique, parfois prophétique. Derrière l’humour noir se cache une critique sociale virulente : les régimes autoritaires déguisés en démocraties, les conflits minés par le fanatisme, l’individualisme forcené, les classes dominantes déconnectées… Chaque enquête de Canardo est une plongée dans un monde en ruine.
Par exemple, Le Chien debout (1994) évoque une dictature militaire grotesque où un chien est élevé au rang de messie. La Fille qui rêvait d’horizon (2000) traite de la désillusion post-soviétique dans une Europe de l’Est grise et amère. Et dans Un misérable petit tas de secrets (2006), Sokal livre un polar écologique où les grands de ce monde manipulent l’opinion à coups de catastrophes naturelles. C’est grinçant, mais toujours pertinent.
Le style Sokal : entre crasse et élégance
Graphiquement, Canardo est immédiatement reconnaissable. Le trait de Sokal est dense, fouillé, organique. Il aime les décors urbains délabrés, les ruelles poisseuses, les immeubles suintants. Il excelle à rendre les ambiances glauques et les scènes nocturnes. Le tout baigne dans une palette de couleurs ternes et froides, où même les couchers de soleil semblent blafards.
C’est une esthétique du sale, du froissé, du vécu. Chaque case respire l’humidité, la poussière, la misère, avec un art du détail quasi expressionniste. Il y a du Topor chez Sokal, ou même du Gilliam dans cette manière de croquer un monde grotesque, bouffi, délirant — mais terriblement humain.
Canardo aujourd’hui : un canard fatigué, mais vivant
La série n’a jamais changé de scénariste : Benoît Sokal est resté le maître absolu de son univers jusqu’à la fin. Il a d'abord écrit et dessiné les albums lui-même, avant de se concentrer sur le scénario et de confier le dessin à Pascal Regnauld, avec l’aide de son fils Hugo Sokal à la couleur. Mais l’esprit, la voix, la vision sont toujours restés ceux de Sokal.
Le dernier album, Mort sur le lac, est publié en 2018. Benoît Sokal s’est éteint en 2021, emportant avec lui son personnage. Aucun nouvel auteur n’a repris Canardo depuis — et c’est peut-être mieux ainsi. Car ce canard fatigué est d’abord l’empreinte d’un regard unique sur le monde.
Relire Canardo, c’est relire notre époque
Canardo, c’est un miroir déformant, mais impitoyablement fidèle, de notre monde moderne. Sous ses plumes usées et son trench trop grand se cache un regard acéré sur l’absurde, la politique, et la condition humaine. À une époque où la BD cherche sans cesse de nouveaux héros, il est bon de se rappeler que certains anti-héros ont toujours quelque chose à dire.
Alors si vous passez par la bouquinerie Abao, ne cherchez pas forcément les nouveautés tape-à-l’œil : fouillez les rayons, trouvez un vieux Canardo, ouvrez à n’importe quelle page… et laissez-vous happer. Le polar canard n’a jamais été aussi humain.
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