Chantal De Spiegeleer, l'art en toute liberté : hommage à une pionnière discrète de la bande dessinée.

Le 15 février 2025, à l’âge de 67 ans, s’est éteinte Chantal De Spiegeleer. Figure à la fois discrète et singulière du neuvième art, elle laisse derrière elle une œuvre rare, mais profondément marquée par une quête inlassable de liberté et d’indépendance. Les Éditions Le Lombard, qui ont accompagné plusieurs de ses projets, lui ont rendu hommage en saluant une créatrice “aussi talentueuse que discrète”, une femme de l’ombre dont la lumière artistique aura su percer les décennies.

Une enfance entre deux mondes : Kinshasa et Bruxelles

Née en 1957, Chantal De Spiegeleer passe une partie de son enfance à Kinshasa, alors capitale du Congo belge. C’est là que naît son rapport fusionnel au dessin. « Je discutais avec mes dessins pour raconter mes sensations, m’imaginer une vie virtuelle », confiait-elle. Très tôt, le papier devient son espace de liberté, un territoire d'exploration intime qui ne cessera jamais de l’accompagner.

Revenue en Belgique, elle s’oriente vers l’École supérieure des arts graphiques de Saint-Luc, à Bruxelles, avec l’idée d’apprendre l’illustration. Mais elle ne trouve pas dans cet enseignement le souffle qu’elle cherche. Un tournant décisif s’opère lorsqu’elle rejoint le cours de bande dessinée de Claude Renard, à l’atelier R. Elle y côtoie de jeunes auteurs prometteurs tels que François Schuiten et Benoît Sokal, avec lesquels elle fait ses premières armes dans la revue 9e Rêve.

Une voix singulière dans le paysage de la BD

Le magazine À Suivre lui offre ses premières publications professionnelles, et c’est avec Mirabelle, un album en noir et blanc au style épuré, que Chantal De Spiegeleer impose sa patte. Influencée par le dessin de mode – un domaine qui l’attirait mais pour lequel elle ne trouvait alors pas de formation adaptée – elle développe une esthétique unique, faite de silhouettes élancées, de regards intérieurs, de décors stylisés. Sa plume, tout comme ses crayons, se veut libre, introspective, féminine sans jamais céder aux clichés.

Ce style trouve son plein épanouissement dans Madila, sa seule série complète, composée de cinq albums. Dans cet univers à la fois feutré et acéré, Chantal De Spiegeleer explore les coulisses du monde de la mode et du cinéma. Elle y met en scène des récits intimistes, portés par des héroïnes complexes, évoluant dans des sphères où le pouvoir, les apparences et le machisme font souvent loi. Elle y affirme un féminisme subtil, critique et délicat, en décalage avec les tendances dominantes de l’époque.

Artiste farouchement indépendante, elle refuse de se plier aux exigences commerciales. Elle préfère l’authenticité à la productivité, quitte à publier le dernier volume de Madila sans éditeur – une situation régularisée en 2008 par Le Lombard, qui sortira l’intégrale de la série, saluée par la critique comme un petit bijou d’élégance narrative.

Une vie d’îles et d’images : l’exil créatif

En 1992, guidée par une soif de liberté jamais démentie, Chantal De Spiegeleer quitte la Belgique pour s’installer dans une petite île des Grenadines. Elle y rejoint son compagnon, le dessinateur René Sterne, qu’elle a introduit à la bande dessinée. Ensemble, ils formeront un couple d’artistes aussi fusionnels qu’exemplaires : « On s’est beaucoup appris. On a grandi ensemble dans la BD. Chacun a pu avancer avec les forces de l’autre », dira-t-elle.

Sur cette île paradisiaque, elle peint, dessine, s’essaie à l’art numérique et au jeu vidéo, mais sans jamais totalement rompre avec le 9e Art. Elle colore les albums de Sterne, échange avec lui sur chaque planche, et continue de nourrir ses propres projets.

Éclipse et Blake & Mortimer : une fin de parcours à rebondissements

Son dernier projet personnel, Éclipse, devait être un retour à la bande dessinée après une longue pause. Scénarisé par son ami Juan d’Oultremont, cet album fut retardé à de multiples reprises, notamment en raison de la rigueur artistique de Chantal, dont le style en perpétuelle évolution l’amenait à remettre sans cesse son travail sur le métier.

Mais le coup le plus dur survient en 2006, avec le décès brutal de René Sterne. En hommage à celui qu’elle a tant aimé, elle accepte de terminer La Malédiction des Trente Deniers, un album de Blake et Mortimer sur lequel il travaillait. Ce travail de deuil, à la fois douloureux et sublime, témoigne de son immense talent et de son respect profond pour la rigueur graphique et narrative.

Quant à Éclipse, il ne verra jamais le jour de son vivant. Et pourtant, elle y travaillait encore, par petites touches, fidèle à elle-même, fidèle à son rythme, à sa sincérité. « Il ne faut pas être prisonnier de son style, il faut en être le gardien », disait-elle, reprenant une phrase du styliste Yohji Yamamoto qu’elle admirait profondément.

Un testament d’indépendance

Chantal De Spiegeleer n’aura jamais couru après le succès. Elle aura préféré l’honnêteté de la création à la reconnaissance immédiate. Son parcours force le respect par sa constance, son intégrité et sa liberté. Quelques années avant sa disparition, elle résumait avec une pudeur touchante le sens de sa trajectoire :

« J’ai toujours tout fait toute seule, ou un peu avec René. Je suis arrivée à survivre dans la liberté la plus totale. »

C’est peut-être là le plus bel héritage qu’elle laisse à celles et ceux qui continueront à découvrir ses albums. Une œuvre rare, mais profondément humaine. Une voix douce, mais inoubliable.

À lire :

• Madila (intégrale, Le Lombard, 2008) – Une série féminine, forte, libre, dans les coulisses du cinéma et de la mode.

• Mirabelle – Premier album au charme brut, qui marque la naissance d’un style.

• La Malédiction des Trente Deniers (Blake et Mortimer) – Un hommage touchant, et un tour de force graphique.

• Éclipse (inédit à ce jour) – L’ultime projet fantôme d’une artiste insaisissable.