Charlie Schlingo : le poète insoumis de la bande dessinée.

Le mot « poète », d’abord, impose une forme de révérence, teintée d’une vision romantique du créateur comme être maudit, vivant une existence empreinte d’incompréhension et d'exil. En littérature, cette image est souvent accolée aux auteurs disparus qui, de leur vivant, auraient été méconnus ou incompris, tels les poètes maudits du XIXe siècle. Mais que signifie être poète dans l’univers particulier de la bande dessinée ?

La bande dessinée, avec son usage de l’image et du mot, semble a priori éloignée de la poésie pure, structurelle, rythmée, bien que certains auteurs tendent à rapprocher leurs créations de cet art. Éric Chevillard remarque avec justesse que s’autoproclamer « poète » relève d’une prétention presque insoutenable, tant ce titre est auréolé d’une mystique intransigeante, et souvent synonyme d'une fin prématurée, entourée de gloire posthumeet univers visuel et narratif, Schlingo a été qualifié de poète, notamment par Jean Teulé et Florence Cestac, auteurs de Je voudrais me suicider mais je n’ai pas le temps, une biographie de Schlingo où ils mettent en avant cette qualification ambiguë. L’adjectif poétique accolé à une œuvre de bande dessinée revêt souvent un sens assez flottant, généralement pour décrire des œuvres qui parviennent à transcender le récit, évoquant une idée ou un sentiment qui dépasse les images et le texte. Mais quelle signification donner à la poésie dans ce médium ? Est-elle purement esthétique, liée à la narration, ou encore à l’atmosphère ? Les œuvres de Fred, par exemple, ou les pages de La Beauté de Blutch, sont souvent qualifiées de « poétiques » pour leur capacité à créer un ailleurs, une expérience qui dépasse l’image et la prose narrative .

Le cango, cependant, semble complexe, car son travail n’aspire ni à l’esthétisme poétique ni à l’ambiguïté de l’image. Northrop Frye, en se basant sur Aristote, proposait de généraliser le terme « poème » pour qualifier tout construit littéraire analysable, mais concède que ce genre de synecdoque est peu satisfaisant . Schlingo, quant démarque par un style qui pourrait sembler déroutant pour le lecteur, car il compose des histoires apparemment absurdes et déjantées, sans ornement stylistique ni sophistication dans le verbe. Pourtant, il conserve une dimension qui confond les critiques, oscillant entre le grotesque et une sorte de confession brute, rendant le terme « poétique » applicable dans un sens inattendu.

Il s’agit donc d’une « écriture en négatif », ce que l’on pourrait appeler un « degré moins un », inspiré du concept de Roland Barthes pour définir une écriture en retrait, minimaliste, mais ici débarrassée de tout souci d’objectivité ou d’ironie, offrant une immersion dans des espaces narratifs inexplorés. Cette approche évoque une forme souterraine, centripète, de l’expression artistique, contrastant avec une écriture méta, distanciée. Ainsi, chez Schlingo, les emprunts à des références culturelles ne sont ni ironiques ni parodiques : ils constituent un écho profond, une incorporation authentique de ses influences enfantines et populaires .

En fin de compte, les œchlingo, aussi simples qu’elles puissent paraître, créent un effet hypnotique, d’étrangeté, qui interpelle profondément. Certains de ses contemporains partagent cet esprit, comme Pierre La Police, ou encore Goossens, qui explore un univers burlesque et absurde en réintégrant des archétypes issus de fictions passées. Cependant, Schlingo a sa propre voix, marquée par une intégration sincère de ses inspirations, jusqu’à ce que les personnages et décors qu’il réutilise deviennent les véhicules de ses propres tourments et réflexions.

Le lecteur, en s’immergeant dans ces récits, devient un acteur de cette exploration : il n’est plus simple spectateur, mais investi de la capacité de revivre, à sa manière, les histoires iconiques et les symboles issus de la culture populaire, transformés par un créateur qui n’a jamais cessé de les habiter et de les sublimer. Il est ainsi permis, comme le suggère Oscar Wilde, que le talent s’inspire là où le génie s’approprie, et Schlingo, sans se dire poète, incarne une forme de poésie radicale, proche du « degré moins un » : une poésie qui nous interpelle là où elle nous échappe, oscillant entre comédie déjantée et gravité poignante.