Classiques littéraires et bande dessinée.

L’adaptation des œuvres littéraires classiques en bande dessinée suscite aujourd'hui un véritable engouement, qui se reflète tant dans les publications que dans les colloques universitaires, comme en témoigne la conférence intitulée « La transformation du canon : la littérature du XIXᵉ siècle et son apparence dans le graphic novel et la bande dessinée ». Cependant, ce phénomène, bien qu’en vogue, ne date pas d’hier. Depuis longtemps, en France, l’adaptation de la littérature en bande dessinée s’inscrit dans une tradition qui pose une réflexion sur les liens et les contrastes entre deux supports d’expression et de publication fondamentalement différents.

L’adaptation : quelle littérature, quel public ?

Les critiques contemporains, tels que David Turgeon ou Didier Pasamonik, abordent l’adaptation d’œuvres littéraires sous l’angle de la bande dessinée, laquelle, bien que variée en styles et approches, reste souvent marquée par une certaine académie et un marché dictant des choix de « qualité » plus que d’innovation. Une question se pose alors : quelles œuvres littéraires s’avèrent propices à cet exercice de transposition ? En effet, toutes les œuvres ne se prêtent pas également à cette transformation. Ainsi, le genre policier (avec Léo Malet adapté par Tardi dans Brouillard au pont de Tolbiac), le fantastique (Lovecraft dans L’île des morts), ou même l’autobiographie (Marcel Proust dans l’adaptation d’À la recherche du temps perdu par Stéphane Heuet) semblent avoir trouvé un terrain fertile en bande dessinée.

Malgré la diversité apparente des genres, un motif récurrent demeure : le roman du XIXᵉ siècle occupe une place de choix. Les collections actuelles, telles que « Noctambule » chez Soleil ou « Ex Libris » chez Delcourt, perpétuent cette tendance, rejoignant en cela des initiatives comme « Mondial aventures » de 1954, collection pionnière en France dédiée aux adaptations. Cependant, les motivations diffèrent : « Mondial aventures » visait avant tout un public populaire, guidée par des ambitions commerciales sous l’égide de la Société Parisienne d’Édition, tandis que « Romans de toujours », de l’éditeur Adonis, s’inscrit dans une perspective de « sauvegarde et diffusion du patrimoine littéraire mondial » avec le soutien de l’UNESCO et de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Malgré leurs objectifs divergents, ces projets éditoriaux convergent dans leur choix d’œuvres issues du XIXᵉ siècle, privilégiant le « roman d’aventures », un genre à la fois populaire et visuellement inspirant.

Une culture de l’image partagée ?

Cette prédilection pour les classiques du XIXᵉ siècle pourrait bien s’expliquer par un trait commun : l’importance accordée à l’image. La bande dessinée trouve ainsi une parenté dans la littérature de cette époque, notamment le roman d’aventures, qui laisse une large place à l’illustration. Des publications comme le Journal des voyages, disponible en ligne sur Gallica, mettent l’image au cœur du récit, accompagnée de légendes et d’indications de pagination. En effet, dans les romans d’aventures, l’illustration transcende la simple documentation pour devenir partie intégrante de la narration.

L’imaginaire visuel du XIXᵉ siècle s’enrichit grâce à des illustrateurs tels que Gustave Doré, qui donne vie aux romans de Victor Hugo et Jules Verne, participant ainsi à la popularisation du genre. Son travail sur Les Travailleurs de la mer et Sinbad le marin en témoigne. Dans la lignée de cette tradition, des dessinateurs modernes comme René Giffey ont directement puisé dans cet héritage visuel pour illustrer des œuvres du XIXᵉ siècle, comme Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. Ces références visuelles se perpétuent, contribuant à créer un univers graphique que la bande dessinée actuelle reprend et transforme à son tour.

La mission patrimoniale de la bande dessinée

Au-delà de la tradition, l’adaptation en bande dessinée semble vouloir assumer une mission : celle de préserver un patrimoine littéraire et de rendre accessible des œuvres majeures. Une collection comme « Romans de toujours » illustre cet objectif en offrant non seulement une version illustrée du texte, mais aussi un CD-Rom contenant le texte original et sa version lue, visant ainsi à intéresser un large public, incluant les non-lecteurs ou les apprenants d’une langue étrangère. En s’inscrivant dans une démarche de médiation culturelle, la bande dessinée devient un pont entre les générations et un vecteur d’incitation à lire l’œuvre originale.

Cet usage de la bande dessinée pour sauvegarder la mémoire littéraire soulève toutefois certaines réserves. Thierry Groensteen, dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié (éditions de l’An 2, 2006), souligne le paradoxe d’un média historiquement perçu comme mineur, servant aujourd’hui de relais pour les grands classiques littéraires. Ce positionnement, bien que valorisant, risque de réduire la bande dessinée à un rôle de « guide » vers la littérature, privant souvent les auteurs d’une liberté créative complète. En effet, des éditeurs comme Saad Khoury (projet CADMOS) prônent un style sobre, ou « ligne claire », adapté à une large audience, limitant ainsi les expérimentations graphiques, comme le montre la contrainte imposée aux créateurs de « Romans de toujours ».

Adaptation et interprétation

Au-delà de la simple médiation, la bande dessinée se voit confier un rôle d’interprétation, notamment en milieu scolaire. Les éditions Delcourt, avec leur collection « Ex libris », ont introduit des livrets pédagogiques accompagnant les albums, encourageant les enseignants à guider les élèves dans une analyse critique de l’œuvre adaptée. Le cas de Robinson Crusoé de Christophe Gaultier est exemplaire : l’analyse de ses thèmes — liberté, rapport à l’autre, place de la religion — permet d’explorer la pensée de Defoe et les valeurs qui sous-tendent l’œuvre originale.

Cette approche va plus loin que la simple lecture ; elle invite à interroger les valeurs ou les idéologies contenues dans l’œuvre, et les représentations visuelles choisies par l’adaptateur. La planche du troisième tome de Robinson Crusoé, où Robinson et Vendredi se tiennent bras dessus, bras dessous, illustre cette interprétation : une fraternité naissante laisse entrevoir une hiérarchie, montrant ainsi les ambiguïtés de la relation entre le colonisateur et l’autochtone. Dans ce cas, la bande dessinée devient un outil pédagogique, mais aussi un vecteur de réflexion sur les représentations littéraires et leur impact social.

Une école de la bande dessinée

La bande dessinée intègre donc l’enseignement littéraire, permettant aux élèves d’acquérir des compétences nouvelles. L’analyse d’un album comme Boule de Suif de Maupassant, adapté par Li-An dans la collection « Ex libris », engage les élèves à étudier non seulement le texte de Maupassant mais aussi les choix esthétiques de l’auteur de la bande dessinée : cadrage, description visuelle des personnages, découpage des planches, tout contribue à une lecture fine et critique de l’œuvre.

Ce rôle éducatif pourrait néanmoins trouver ses limites. En se focalisant exclusivement sur les mécanismes narratifs et visuels, on pourrait négliger l’univers propre de la bande dessinée, et sa richesse comme art autonome. Jean-Louis Tilleul, sémiologue, soulève cette question en suggérant que la compétence dans le « 9e art » ne se limite pas à la simple compréhension des mécanismes de mise en page. L’adaptation devrait donc être une porte d’entrée vers l’univers de la bande dessinée, et non une simple « mise en cases » de la littérature.

Ainsi, si la bande dessinée joue aujourd’hui un rôle capital dans la transmission des œuvres littéraires classiques, elle invite également à une exploration des limites de son art et de son potentiel éducatif. Une véritable reconnaissance de son autonomie, alliée à une valorisation de son patrimoine visuel et narratif, permettrait d’envisager l’adaptation littéraire en bande dessinée comme une exploration artistique à part entière, plutôt qu’un simple support de lecture cursive.