Le nom de Dominique-Vivant Denon (1747–1825) reste gravé dans la mémoire collective comme celui du grand explorateur...
Dessiner sous surveillance : la censure dans la bande dessinée franco-belge (1945–1975).
Introduction : Un art jugé dangereux
Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la bande dessinée, alors en plein essor, devient paradoxalement un terrain de méfiance. Jugée frivole, étrangère ou subversive, elle fait l’objet d’une surveillance étroite. Censure étatique, autocensure éditoriale, pression religieuse ou morale : entre 1945 et 1975, le neuvième art francophone se développe sous contrôle. Derrière les bulles et les cases, il faut souvent lire entre les lignes.
Le contexte moral et politique de l’après-guerre
L’Europe d’après-guerre veut reconstruire non seulement ses villes mais aussi ses valeurs. Dans ce climat de reprise en main morale, la jeunesse est perçue comme vulnérable aux « mauvaises lectures ». La presse enfantine, en particulier, est scrutée de près. Deux tendances dominent :
La méfiance envers les comics américains, accusés d’immoralisme, de violence gratuite et d’abrutissement.
La volonté de former une jeunesse "saine", notamment sous l’influence de l’Église catholique, très présente en Belgique et dans certaines sphères françaises.
Dès 1949, la France adopte une loi spécifique : la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, qui instaure une commission de surveillance des publications. Cette instance peut interdire ou recommander des modifications aux éditeurs. Elle est très active jusque dans les années 1970.
La censure dans la pratique : modifications, interdictions, autocensure
Contrairement à la censure brutale, la censure de la bande dessinée franco-belge prend souvent une forme plus subtile : l’autocensure éditoriale. Les éditeurs, soucieux de ne pas heurter les autorités ou le public familial, imposent des normes implicites aux auteurs.
Quelques exemples significatifs :
Dans Tintin, Hergé modifie plusieurs albums sous la pression morale ou diplomatique : les versions postcoloniales de Tintin au Congo, la disparition de références antisémites dans L’Étoile mystérieuse, ou la réécriture de L’Île noire pour plaire au marché britannique.
Le journal Spirou, édité par Dupuis, impose un strict code moral. Pas de violence excessive, pas de flirt, pas d’armes à feu réalistes, et une représentation du bien toujours triomphante.
Pilote, créé en 1959, tente d’assouplir ces règles mais reste, dans ses premières années, marqué par une certaine prudence. Il faut attendre les années 70 pour voir s’y affirmer des voix plus libres comme celles de Gotlib, Mandryka ou Reiser, qui migreront ensuite vers L’Écho des Savanes.
La censure ne concerne pas seulement les contenus, mais aussi les formes graphiques. Trop de noir, un trait trop expressionniste, un langage trop argotique : tout peut être prétexte à coupe ou modification.
L'influence de l'Église et des mouvements catholiques
En Belgique, l'influence de la mouvance catholique est décisive. Le mouvement Fédération des œuvres de presse catholique (FICP) surveille de près la production destinée à la jeunesse. Il encourage les publications édifiantes, et freine tout ce qui sort du cadre moral attendu.
Les revues comme Cœurs vaillants, Le Croisé, ou même certaines publications de Dupuis, ont ainsi pour mission de « construire une jeunesse chrétienne ». Le moindre soupçon de provocation – politique, sexuelle ou religieuse – est évité. Cette pression va profondément modeler l’imaginaire héroïque et bien-pensant des héros de la BD classique.
Un frein à la créativité… ou un moteur d’ingéniosité ?
Faut-il voir dans cette censure une atteinte pure et simple à la liberté des auteurs ? Certainement. Mais elle a aussi, paradoxalement, poussé certains artistes à contourner les règles avec habileté, à développer un second degré, une ironie sourde, une symbolique discrète.
Des auteurs comme Peyo, Franquin, ou même Tillieux, ont su composer avec ces contraintes tout en livrant des œuvres riches, drôles, parfois critiques. Franquin, notamment, déversera toute sa noirceur dans Idées noires, dès que le cadre s’assouplit.
La fin d’un régime : vers la liberté des années 70
À partir des années 70, les structures de la censure commencent à vaciller. Les jeunes lecteurs grandissent, les étudiants manifestent, les auteurs revendiquent. De nouveaux journaux naissent, sans souci de morale ou de contrôle : Métal Hurlant, Fluide Glacial, Charlie Mensuel. Ces revues marquent une rupture : sexualité, satire politique, violence graphique y trouvent leur place.
La bande dessinée franco-belge sort de l’enfance — et de la tutelle morale — pour devenir un art adulte.
Conclusion : Héritages d’un contrôle invisible
La censure dans la BD franco-belge a laissé des traces durables. Elle a contribué à façonner un âge d’or marqué par la clarté graphique, le héros pur et la narration linéaire. Mais elle a aussi généré des frustrations, des silences, des non-dits.
Comprendre cette période, c’est lire autrement des albums que l’on croyait innocents. C’est reconnaître les combats menés par des auteurs pour préserver leur voix, leur ton, leur vérité.
Et c’est, aujourd’hui encore, se souvenir qu’un art populaire n’est jamais tout à fait libre — mais qu’il peut toujours rêver de l’être.
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