Fixité et mouvement : dialogue entre bande dessinée et cinéma d'animation.

La relation entre la bande dessinée et le cinéma d’animation est aussi complexe que fascinante. Depuis les débuts de ces deux formes artistiques, elles n’ont cessé de se croiser, d’interagir, de s’influencer mutuellement, tout en restant distinctes. Cette interaction, ou « remédiation », s’est construite au fil des décennies, enrichissant à la fois la bande dessinée et le cinéma d’animation.

Dès les années 1950, les définitions de ces deux médiums prennent forme. La bande dessinée, par sa fixité et ses séquences d’images juxtaposées, se distingue nettement du cinéma d’animation, où le mouvement est au cœur de la composition visuelle, grâce à une succession d’images conçues pour créer l’illusion du mouvement. Le cinéma d’animation repose sur le principe du stop-motion (animation image par image), ce qui le distingue encore du dessin animé, souvent réduit à une simplification. Ce dernier, loin d’être figé, devient avec le temps un véritable « dessin-mouvement », une notion que Gilles Deleuze a finement développée.

Dès leurs origines, les deux formes ont créé des ponts techniques et artistiques entre elles. Pour illustrer cette interaction, il suffit d'évoquer les figures pionnières d'Émile Cohl en France et Winsor McCay aux États-Unis. Tous deux, maîtres à la fois de la bande dessinée et du dessin animé, ont contribué à poser les bases de ce dialogue, en expérimentant les effets de transformation entre fixité et mouvement. Leurs œuvres sont essentielles pour comprendre les allers-retours constants entre ces deux domaines.

Émile Cohl, figure souvent réduite à son rôle de pionnier du dessin animé, est en réalité un artiste aux multiples facettes. D’abord caricaturiste, il émerge dans une époque de transition, où la caricature traditionnelle s’oriente vers une narration plus élaborée. Ses bandes dessinées, riches en jeux visuels et métamorphoses, préfigurent déjà ses explorations animées. Alain Boillat souligne d’ailleurs l’importance des travaux de Cohl dans cette évolution, mentionnant que son esthétique était étroitement liée à l’esprit des Incohérents, un groupe d’artistes avant-gardistes du XIXe siècle.

La bande dessinée et le cinéma d’animation trouvent également leur inspiration dans des œuvres littéraires et artistiques antérieures. Un exemple significatif est le thème du voyage lunaire, exploré par des auteurs tels que Cyrano de Bergerac, Jules Verne ou encore H.G. Wells. Ces récits fantastiques ont influencé à la fois les dessinateurs et les réalisateurs de films animés, tels que Georges Méliès avec son célèbre Voyage dans la Lune en 1902. Cette interaction entre les deux formes d’art est également perceptible dans les adaptations cinématographiques de bandes dessinées classiques, comme Les Amours de Monsieur Vieux-Bois de Rodolphe Töpffer, un pionnier de la bande dessinée européenne.

L’un des grands défis pour les artistes de l’époque était de transposer la bande dessinée au cinéma d’animation sans perdre l’essence des œuvres originales. Ce processus exigeait non seulement des compétences techniques, mais aussi une réflexion esthétique profonde sur les différences entre les deux médiums. Le passage du dessin fixe au mouvement nécessitait des compromis et des innovations. Winsor McCay, par exemple, a marqué l’histoire avec l’adaptation animée de sa bande dessinée Little Nemo in Slumberland en 1911. Pour McCay, cette transposition a entraîné une mutation narrative : le récit linéaire de la bande dessinée a été remplacé par une séquence animée purement onirique, marquant une rupture significative avec le médium d’origine.

Le cas de Félix le Chat, créé par Otto Messmer pour l’écran en 1919 avant de devenir une bande dessinée, est également emblématique de cette interaction. Félix est l’un des premiers personnages à avoir traversé la frontière entre cinéma d’animation et bande dessinée, inversant ainsi le processus habituel. Ce type de remédiation est devenu un phénomène récurrent tout au long du XXe siècle, avec des personnages comme Mickey Mouse, Betty Boop ou Bugs Bunny, qui ont trouvé des expressions dans les deux formes d’art.

La question du mouvement et de la temporalité est au cœur de cette relation. Dans le cinéma d’animation, le mouvement est contraint par le temps de projection, tandis que dans la bande dessinée, le lecteur contrôle le rythme de la narration. Cette différence fondamentale a poussé les créateurs à repenser leur approche artistique lorsqu’ils passaient d’un médium à l’autre. Émile Cohl, par exemple, a dû abandonner certains codes de la bande dessinée lorsqu’il a commencé à réaliser des films animés. Dans Fantasmagorie (1908), il a introduit un personnage en perpétuelle métamorphose, brisant ainsi avec la stabilité des personnages traditionnels de la bande dessinée.

Cependant, la transition entre bande dessinée et cinéma d’animation ne se limite pas aux adaptations. Les artistes ont souvent cherché à fusionner les deux formes d’art pour créer de nouvelles expériences visuelles. Le Turbo media, une forme de bande dessinée numérique apparue en 2009, en est un exemple moderne. Ce format permet au lecteur de contrôler le rythme de lecture, tout en intégrant des éléments d’animation, créant ainsi une esthétique hybride qui repousse les frontières entre bande dessinée et cinéma d’animation.

La Première Guerre mondiale a marqué un tournant décisif dans l’évolution de ces deux formes d’art. Les bouleversements économiques de l’époque ont poussé les créateurs à se tourner vers de nouveaux formats, notamment les séries animées, qui permettaient de toucher un large public et de créer des produits dérivés. Félix le Chat, par exemple, est devenu une icône du cinéma d’animation avant de connaître un succès prolongé en bande dessinée. Ce phénomène a été amplifié au cours des décennies suivantes, avec des personnages comme Popeye, Superman, Batman ou encore Tintin, qui ont tous connu des adaptations cinématographiques et animées.

L’introduction du son dans le cinéma d’animation, avec des films comme Steamboat Willie (1928), a également modifié la relation entre bande dessinée et animation. Les réalisateurs ont dû repenser la manière dont ils intégraient les dialogues et les effets sonores dans leurs films, abandonnant parfois les phylactères de la bande dessinée au profit de nouvelles formes d’expression sonore. Le jazz, la musique pop et le rock ont joué un rôle important dans l’évolution des films d’animation, en particulier dans les œuvres de science-fiction des années 1970 et 1980, telles que La Planète sauvage ou Heavy Metal.

La relation entre bande dessinée et cinéma d’animation ne cesse d’évoluer, les deux médiums continuant de s’influencer et de se réinventer. Les œuvres contemporaines, comme Peur(s) du noir (2007), où des dessinateurs de bande dessinée renommés s’approprient le médium animé, illustrent cette dynamique créative. Plus de cent ans après les premières expériences d’Émile Cohl et Winsor McCay, la bande dessinée et le cinéma d’animation restent deux formes d’art intimement liées, explorant ensemble les frontières du fixe et du mouvement.

Les livres anciens sur ces sujets, comme Du littéraire au filmique d’André Gaudreault, ou encore les œuvres de critiques comme Donald Crafton, permettent de mieux comprendre les subtilités de cette relation et d’en apprécier la richesse historique et artistique. Ces ouvrages sont des sources essentielles pour quiconque souhaite explorer les racines profondes de cette interaction fascinante entre la bande dessinée et le cinéma d’animation.