Henri Michaux et l'exploration des rythmes intérieurs et extérieurs.

Henri Michaux, poète, peintre, et explorateur des méandres de l'âme humaine, s'est toujours attaché à la quête du mouvement. À travers ses œuvres littéraires, picturales, et même musicales, il exprime une constante préoccupation pour le corps en mouvement, à la fois dans sa dimension physique et spirituelle. Comme il le dit lui-même : « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. » Cette quête du mouvement est pour Michaux un moyen de rendre compte des réalités intérieures et extérieures, de l'agitation de l'esprit aux pulsations du corps, en interaction constante, souvent conflictuelle, avec le monde extérieur.

Le corps en mouvement : une réalité intérieure et extérieure

L'œuvre de Michaux s'articule autour de la représentation du mouvement, qu'il s'agisse des mécanismes internes de la pensée ou des rythmes corporels. Dans Plume précédé de Lointain intérieur, le texte « Mouvements de l’être intérieur » témoigne de cette fascination pour la rapidité et la diversité des mouvements intérieurs. Michaux y décrit l’« être intérieur » comme un lieu de vitesse, de dynamisme, où les mouvements se succèdent à des vitesses variées : « L’être intérieur a tous les mouvements, il se lance à une vitesse de flèche, il rentre ensuite comme une taupe, il a d’infinies hibernations de marmotte. Quel être mouvementé ! » Cette citation illustre bien la manière dont Michaux perçoit l'intérieur humain : un espace de mouvement perpétuel, où la conscience et le corps s'entrelacent dans une danse incessante.

Les signes graphiques comme expression du mouvement

Dans sa quête pour représenter le mouvement, Michaux se tourne vers des formes visuelles, notamment à travers les signes graphiques qu'il développe dans plusieurs de ses œuvres. Ces signes, loin d'être de simples ornements, sont une tentative de rendre visible le mouvement intérieur de l'homme. Les titres de ses livres tels que Mouvements (1951), Par la voie des rythmes (1974), Saisir (1979) et Par des traits (1984) soulignent cette obsession du dynamisme. Ces œuvres cherchent à capter le mouvement du corps à travers la ligne, une ligne qui n’est jamais statique, mais qui s'étire, se contorsionne, et se transforme, rendant ainsi compte de la complexité du moi intérieur.

Michaux lui-même qualifie certains de ses signes d’« homme », révélant ainsi l'intention sous-jacente de ses créations : « Homme arc-bouté / homme au bond / homme dévalant / homme pour l’opération éclair ». Ces glyphes, qui semblent parfois androgynes, renvoient à une vision de l'humanité où la forme humaine est fluide, en perpétuelle métamorphose. À travers ses signes, Michaux exprime une « solidarité avec l’espèce humaine », tout en explorant la frontière entre l'homme et le reste du vivant, entre l'individu et l'univers.

La notion d'informe : apparition ou disparition des formes humaines

L'apparition de formes humaines dans l'œuvre de Michaux, notamment dans ses dessins, est souvent ambiguë. Dessiner sans intention particulière conduit souvent à la manifestation de visages, comme il le décrit dans un texte : « Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. » Mais ces visages, sont-ils en train d’apparaître ou de disparaître ? Pour comprendre cette dynamique, il est utile de se référer à la notion d’« informe » telle que définie par Georges Bataille. L'informe, selon Bataille, n'est pas un adjectif désignant un manque de forme, mais une catégorie qui déclassifie, qui défait la forme établie. Cette idée de déconstruction résonne avec l'approche de Michaux, où les formes humaines semblent se désintégrer sous l'effet du mouvement, se transformer en quelque chose de nouveau et d’indéfinissable.

Le pré-geste : une quête du primitif et de l'enfance

Michaux explore également le concept de « pré-geste », un état pré-linguistique, précédant toute forme de structure ou de convention. Ce « pré-geste », qu'il mentionne dans Mouvements, est fondamental dans son approche de l'écriture et du dessin. Il renvoie à un état d'avant la parole, où l'expression passe par le corps, par des gestes spontanés et instinctifs. Ce concept trouve un écho dans l'art primitif et enfantin, que Michaux admire pour sa pureté et sa vitalité. Il voit dans les créations des enfants une forme d’expression directe, non filtrée par les conventions sociales et linguistiques.

Michaux explore cette dimension primitive dans ses œuvres, s'inspirant des dessins d'enfants et des peintures pariétales. Dans son livre Essais d’enfants. Dessins d’enfants (1983), il exprime son admiration pour cette spontanéité, qu'il juge inaccessible aux adultes. Pour Michaux, les créations enfantines et primitives représentent une forme de pré-écriture, où le geste précède la pensée, et où la ligne devient un moyen de communication direct, ancré dans le corps.

La fatigue et le mouvement : une symbiose paradoxale

La notion de mouvement chez Michaux est indissociable de celle de fatigue, un état qu'il explore longuement dans ses écrits. Michaux se décrit comme « né-fatigué », une condition qui contraste avec son obsession pour le mouvement rapide et le dynamisme intérieur. Cette fatigue, loin d’être un simple état de lassitude, est pour Michaux une condition existentielle, une sorte de drogue qui l'accompagne tout au long de sa vie. Dans Misérable miracle, il écrit : « La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir. »

Cette fatigue se manifeste aussi dans la manière dont Michaux perçoit le corps : un fardeau, un obstacle à la fluidité de l'esprit. Pourtant, cette fatigue n'est pas opposée au mouvement, mais en est au contraire un complément nécessaire. Michaux voit dans la fatigue une sorte de pré-geste, une condition préalable à l’émergence du mouvement, une tension qui précède l’action.

Conclusion : un art du mouvement et de l'altération

Henri Michaux a consacré une grande partie de son œuvre à l'exploration du mouvement, à travers une multitude de médiums et de formes. Ses signes graphiques, ses poèmes, et ses peintures sont autant de tentatives de rendre visible l’invisible, de capturer le mouvement intérieur de l'homme et de le retranscrire dans une forme extérieure. Mais ce mouvement, chez Michaux, n’est jamais simple. Il est toujours accompagné d’une certaine fatigue, d’une lutte contre le corps et contre les formes établies.

À travers son art, Michaux cherche à dépasser les limites de la forme, à atteindre un état pré-linguistique où le geste, le mouvement, et la ligne deviennent les véhicules d’une expression pure, directe, et universelle. Son œuvre, imprégnée d'une profonde nostalgie pour les formes primitives et enfantines, témoigne d'une quête incessante pour retrouver une innocence perdue, une expression libre des contraintes de la civilisation.

En somme, l’œuvre de Michaux est une exploration des potentialités du mouvement, où le corps et l’esprit se rencontrent, se heurtent, et se transforment dans un processus d’altération constante. Ses signes, ses textes, et ses peintures sont les traces de cette quête, de ce parcours intérieur qui cherche à rendre compte de l’aventure d’être en vie.