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Hubert-Martin Cazin : mythe, réalité et héritage d'un libraire du XVIIIe siècle.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la figure de Hubert-Martin Cazin, libraire et éditeur du XVIIIe siècle, est devenue un mythe forgé par des amateurs et bibliophiles, qui, en l'absence de documents historiques fiables, ont élaboré une histoire à leur convenance. La popularité de ce personnage a été entretenue par une confusion délibérée entre les éditions qu'il a réellement publiées et celles qui lui ont été attribuées par simple analogie de format. Le nom « Cazin » est devenu synonyme de petits livres élégamment reliés, souvent dans des formats tels que l'in-16, l'in-18, l'in-24, ou encore l'in-32. Pourtant, cette identification entre l'homme et le format s'avère réductrice, car le libraire a publié dans une grande variété de tailles, y compris des in-12, in-8o, et in-4o.
Un libraire de province devenu éditeur de renom
Hubert Cazin est né en 1724 à Reims, où il fait ses débuts dans le monde de la librairie sous la tutelle de son père. En 1755, il prend les rênes de l'entreprise familiale, et se distingue rapidement en vendant des ouvrages jugés subversifs. Ces « mauvais livres », prohibés par l'Église et l'État, sont en grande partie imprimés à l'étranger, notamment en Hollande et en Suisse. Comme d'autres libraires de province, Cazin tente de contourner les restrictions imposées par les libraires parisiens, qui ont un quasi-monopole sur les privilèges d'édition. Ce contournement lui vaut en 1759 une première sanction et la perte temporaire de sa licence.
Cependant, cette mésaventure ne freine pas ses ambitions. Grâce à l'appui de son beau-frère, Nicolas Gerbault, Cazin parvient à récupérer sa licence. Dès lors, il s'associe à Pierre Rousseau, un autre éditeur réputé pour ses contrefaçons, pour continuer ses activités éditoriales clandestines. Ce partenariat souligne l'ingéniosité des réseaux de libraires et d'éditeurs de l'époque, qui cherchaient à contourner la censure tout en assurant la diffusion de leurs ouvrages. En 1762, ironie du sort, Cazin est chargé de cataloguer et de saisir les livres interdits de la bibliothèque des jésuites de Reims, eux-mêmes bannis du royaume. Cette position officielle contraste fortement avec ses activités de libraire clandestin.
Une carrière marquée par les aléas politiques
Les années 1770 marquent un tournant dans la carrière de Cazin. En 1776, une perquisition chez un libraire à Meaux le dénonce comme un important fournisseur de livres prohibés. La saisie de milliers de livres chez lui entraîne son incarcération à la Bastille pendant dix semaines. Cette épreuve, qui lui coûte une somme astronomique pour l'époque, marque un coup dur pour ses finances et sa réputation. Toutefois, Cazin réussit à se rétablir, notamment grâce à des voyages commerciaux à l'étranger et à l'appui de ses relations influentes.
Cazin se tourne alors vers des activités plus régulières, tout en conservant un pied dans l'édition de livres interdits. En 1780, il s’installe définitivement à Paris chez Jacques-François Valade, un libraire et imprimeur avec qui il s'associe pour publier des éditions raffinées dans le format in-18. Ce format, qui s'impose alors comme la signature des éditions Cazin, est pratique, discret, et facilement transportable. Parmi les ouvrages publiés dans ce format, on retrouve des œuvres littéraires et philosophiques de grande qualité, comme Les Jardins de Jacques Delille ou encore les Aphorismes d’Hippocrate.
La « cazinophilie » : mythe ou réalité ?
La fascination pour Cazin au XIXe siècle a engendré une forme de culte appelé la « cazinophilie », où les amateurs et collectionneurs ne jurent que par les « éditions de Cazin », souvent sans discernement. L'absence de noms d'éditeurs sur de nombreux petits formats de la fin du XVIIIe siècle a conduit à attribuer à Cazin une production bien plus vaste que ce qu'il a réellement édité. Des livres érotiques, voire pornographiques, imprimés clandestinement et souvent illustrés par des artistes comme François-Roland Elluin ou Antoine Borel, lui ont également été attribués sans preuve.
L’attribution systématique à Cazin de tout ouvrage petit format sans mention d'éditeur reflète le besoin des collectionneurs du XIXe siècle de combler les lacunes historiques par des conjectures souvent erronées. Cette tendance a été encouragée par des figures comme Charles Brissart-Binet, libraire de Reims, et Augustin Corroënne, libraire parisien, qui ont tenté de dresser une bibliographie exhaustive des éditions attribuées à Cazin. Mais ces travaux, souvent inachevés et basés sur des critères arbitraires, ont contribué à entretenir la confusion.
Réhabilitation et relecture moderne
Grâce à des études récentes fondées sur des archives de l’état civil, des lettres autographes et des documents imprimés contemporains, il est aujourd’hui possible de réviser l’image de Cazin. Ses éditions authentiques, identifiables par des mentions explicites ou des gravures spécifiques, représentent en réalité une fraction bien plus modeste des publications qui lui ont été attribuées. On estime aujourd’hui qu’il a édité seulement 74 titres en 154 volumes, dans différents formats.
L’héritage de Cazin se trouve également dans l’élégance de ses publications et le soin apporté aux reliures. Les exemplaires reliés en veau écaille, avec des tranches dorées et des signets de soie verte, restent des objets de collection prisés. Cependant, il est essentiel de différencier les vraies éditions Cazin de celles qui ont simplement été reliées dans ce style au XIXe siècle, pour répondre à la demande des « cazinophiles ».
La figure de Hubert-Martin Cazin, loin de se limiter à l'édition de petits formats, est celle d'un libraire et éditeur astucieux, confronté aux aléas d'un siècle marqué par la censure et les bouleversements politiques. Son nom, mythifié par les amateurs du XIXe siècle, continue d'évoquer un raffinement littéraire et un sens aigu de l’édition, mais l’étude rigoureuse de son œuvre permet aujourd’hui de distinguer le mythe de la réalité. Loin d’être seulement l’éditeur de petits livres, Cazin fut avant tout un homme de son temps, dont la contribution à l’édition mérite d’être réévaluée à la lumière des faits historiques.
Ainsi, au-delà du culte des « Cazins », il est temps de reconnaître l’importance plus large de son œuvre et de lui rendre la place qui lui revient dans l’histoire de l’édition française du XVIIIe siècle.
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