L'histoire des fanzines de BD, de la passion à l'avant-garde.

Le terme « fanzine » est une contraction de l'expression anglaise « Fanatic Magazine », désignant des petites revues périodiques créées et imprimées par des amateurs passionnés d'un sujet spécifique. Bien que le concept du fanzine trouve ses racines dans les années 1930 aux États-Unis, particulièrement dans le domaine de la science-fiction avec des publications comme The Comet en 1930, la version francophone des fanzines consacrés à la bande dessinée a émergé bien plus tard, avec une histoire riche et diversifiée qui mérite une attention particulière.

Les débuts : Giff-Wiff et la naissance du fanzine francophone

En France, les premiers fanzines de bande dessinée voient le jour au début des années 1960, à une époque où le paysage éditorial est encore largement dominé par des publications professionnelles. Le premier fanzine de bande dessinée en langue française, Giff-Wiff (1962-1967), a vu le jour grâce à un article publié dans une revue de science-fiction française, Fiction. Fondé par le premier Club de bande dessinée, qui deviendra plus tard le Centre d'Études des Littératures d'Expression Graphique (CELEG), ce fanzine a été initié par des personnalités influentes comme Francis Lacassin, Alain Resnais et Jean-Claude Forest.

Giff-Wiff s'est rapidement imposé comme une plateforme où toute une génération de lecteurs pouvait évoquer leurs lectures d'enfance, en particulier les illustrés d'avant-guerre, sans honte ni complexe. Ce fanzine a permis de légitimer la bande dessinée, longtemps considérée comme un art mineur, et a ouvert la voie à une réflexion plus sérieuse sur ce médium. En publiant des analyses, des entretiens et des critiques, Giff-Wiff a établi les bases du genre fanzine en France.

La montée en puissance : Phénix et la diversification des contenus

Suite au succès de Giff-Wiff, un autre fanzine marquant, Phénix (1966-1977), est né de la scission de certains membres du CELEG. Phénix se distingue par sa volonté de couvrir non seulement les âges d'or de la bande dessinée, mais aussi les courants contemporains, tant en Europe qu'aux États-Unis. Publié par les éditions SERG puis Dargaud, Phénix proposait des entretiens avec des auteurs, des analyses critiques, des bibliographies, et des comptes rendus de festivals. Ce fanzine a joué un rôle crucial dans la diffusion d'une culture bande dessinée plus critique et plus analytique, en réponse à l'explosion du marché de la bande dessinée à cette époque.

En parallèle, des publications comme Ran Tan Plan (1966-1978) en Belgique ont également contribué à l'enrichissement de la réflexion sur la bande dessinée, avec une orientation particulière vers l'histoire de la bande dessinée belge. Cette période a marqué une diversification des fanzines, chacun cherchant à explorer des niches spécifiques tout en contribuant à un dialogue transnational sur le médium.

La révolution des années 70 : fanzines de création et d'analyse

À partir des années 1970, le paysage des fanzines francophones se complexifie. Si les fanzines de la première génération étaient principalement axés sur l'analyse et la critique, une nouvelle vague de fanzines de création émerge, souvent inspirée par les mouvements sociaux et culturels de l'époque, notamment Mai 68 et le mouvement underground. Ces fanzines, qui favorisent une approche DIY (« Do It Yourself »), se multiplient grâce à l'essor des moyens de reproduction bon marché tels que les photocopieuses et les stencils électroniques.

L'un des fanzines les plus emblématiques de cette époque est Falatoff (1971-1977), qui se distingue par la publication de travaux de jeunes auteurs prometteurs aux côtés d'entretiens avec des stars établies de la bande dessinée. Ce fanzine, lancé dans la banlieue parisienne, a permis à de nombreux auteurs amateurs de faire leurs débuts, et a ouvert la voie à la fondation des éditions Artefact par son équipe. D'autres publications comme Buck en Belgique ou Absolutely Live en France ont également joué un rôle crucial dans la découverte de nouveaux talents qui intégreront plus tard des magazines professionnels.

Les années 80 et 90 : vers une reconnaissance institutionnelle

La fin des années 70 et les années 80 voient les fanzines gagner en légitimité. Le niveau graphique des fanzines s'élève, et de nombreux jeunes auteurs y font leurs premières armes avant de rejoindre les rangs des publications professionnelles. PLGPPUR (1978-2010), acronyme de Plein La Gueule Pour Pas Un Rond, est l'un des fanzines les plus influents de cette période, combinant des analyses critiques avec des publications de jeunes auteurs. Sa formule mixte, qui inspire de nombreux autres fanzines, lui vaudra même de remporter le premier « Prix Fanzine » du Salon International de la Bande Dessinée d'Angoulême en 1982.

Cependant, l'évolution du marché de la bande dessinée, couplée à l'apparition des micro-éditeurs indépendants dans les années 90, marque un tournant pour les fanzines. Ces nouvelles structures, souvent créées par des auteurs issus du milieu des fanzines, proposent des bandes dessinées expérimentales et avant-gardistes, en réponse à des politiques éditoriales jugées trop conservatrices. Des labels comme L'Association ou Amok voient le jour, s'inspirant des fanzines tout en repoussant les frontières de la création en bande dessinée.

Les fanzines à l'ère numérique : continuité et mutation

L'arrivée d'Internet dans les années 90 bouleverse encore une fois le monde des fanzines. Les informations autrefois difficiles à obtenir sur les auteurs de bande dessinée deviennent accessibles en quelques clics, rendant obsolètes les fanzines de critique traditionnelle. Cependant, quelques titres comme Comix Club ou Bananas continuent de proposer un contenu critique plus pointu, s'adressant à un public d'initiés.

Aujourd'hui, les fanzines continuent d'exister, mais sous des formes diverses et souvent hybrides. Les fanzines de création, publiés par des collectifs d'auteurs souvent issus des écoles d'art, explorent de nouvelles voies graphiques et narratives, tout en revendiquant un statut d'artiste et en refusant de s'intégrer dans les circuits éditoriaux traditionnels. Ces publications, telles que Le Journal de Judith et Marinette à Rennes ou Turkey Comics à Paris, perpétuent l'esprit d'expérimentation et de liberté qui caractérise les fanzines depuis leurs débuts.

En somme, l'histoire des fanzines de bande dessinée francophones est celle d'une passion collective, d'une volonté de légitimer un art longtemps marginalisé, et d'une quête incessante de nouvelles formes d'expression. Des premières publications confidentielles des années 60 aux fanzines alternatifs d'aujourd'hui, ces revues ont joué un rôle central dans l'évolution de la bande dessinée, en France comme en Belgique, en Suisse ou au Québec. Le fanzine reste un lieu de création libre, à la croisée des chemins entre amateurisme éclairé et professionnalisme émergent, et continue de contribuer à l'essor de la bande dessinée en tant qu'art à part entière.