Les œuvres de William Shakespeare continuent de réserver des surprises, même plusieurs siècles après leur rédaction....
La bibliophilie, un art délicat entre amour des livres et quête de rareté.
L'amour des livres, tel est le fondement étymologique du terme « bibliophile ». Ce mot, d'une élégance rare, exprime une passion qui pourrait se limiter à l'appréciation des livres sans pour autant les posséder. Pourtant, le sens commun resserre cette définition autour d'une notion bien plus spécifique : celle de la collection. La bibliophilie n'est donc pas simplement un amour abstrait des livres, mais une pratique concrète, celle de les rassembler, de les chérir en tant qu'objets uniques et précieux.
Le collectionneur de livres : un amateur éclairé
Être bibliophile, c'est avant tout être un collectionneur. Mais toute collection ne peut exister sans la réunion d'une certaine quantité d'objets, et dans le cas de la bibliophilie, de livres. À ce titre, même un collectionneur de livres de poche pourrait prétendre à ce titre. Cependant, cette acception semble bien trop large. En effet, ce qui distingue un véritable bibliophile, c'est la difficulté et la passion qu'il investit dans la constitution de sa collection. Il ne s'agit pas simplement de rassembler des livres, mais de rechercher des ouvrages rares et précieux, comme le définissent Hatzfeld et Darmesteter. La rareté devient alors un critère essentiel, et l'objet du désir bibliophile dépasse la simple possession pour embrasser une quête presque initiatique de l'exemplaire unique.
La rareté et la préciosité des livres
Qu'est-ce qui confère à un livre son caractère rare et précieux ? Cette question est centrale pour tout bibliophile. Un livre peut être rare parce qu'il en existe peu d'exemplaires, ou parce que le tirage de son édition a été limité délibérément. La préciosité peut également découler de son origine, de son illustration ou de toute autre qualité particulière, mais elle repose avant tout sur la valeur du texte qu'il renferme. Un vrai bibliophile, loin de se contenter d'une simple possession, est celui qui lit ses livres, qui en savoure le contenu. Louis Barthou comparait à juste titre le bibliophile à l’œnophile : tous deux se délectent des trésors de leur collection, l'un par la lecture, l'autre par la dégustation. Contrairement au bibliomane, qui se contente d'accumuler des ouvrages sans les lire, le bibliophile véritable ne collectionne que les livres qu'il aime, et cela parce qu'il les a lus.
Les éditions originales : le Graal du bibliophile
L'édition originale constitue un objet de désir par excellence pour le bibliophile. Mais qu'entend-on exactement par « édition originale » ? Il s'agit du texte sous sa forme imprimée pour la première fois, incluant tout ce qui matérialise un livre : couverture, titre, pagination. Les publications en revues ou journaux ne sont donc pas incluses dans cette définition, à moins qu'elles ne soient tirées à part avec une couverture et une pagination spécifiques. Toutefois, l'existence d'une édition originale soulève une question délicate : celle du consentement de l'auteur. Certaines controverses, notamment celles relatives aux éditions belges « pirates » du XIXe siècle, ont voulu imposer cette condition, excluant ainsi les éditions posthumes. Cependant, il serait injuste de négliger ces dernières, souvent publiées malgré la volonté exprimée par l'auteur de son vivant, mais qui n'en restent pas moins des témoins essentiels de son œuvre.
Le grand papier : symbole de rareté et de qualité
Le bibliophile averti recherche souvent les éditions originales sur « grands papiers ». Ces exemplaires, imprimés en nombre limité sur des papiers de qualité supérieure (comme le papier de Chine, du Japon ou de Hollande), sont prisés pour deux raisons principales : leur rareté et leur durabilité. En effet, la qualité de ces papiers assure une meilleure conservation, alors que les livres imprimés sur du papier ordinaire sont voués à se dégrader en quelques décennies. Ainsi, posséder un livre imprimé sur grand papier, c'est non seulement acquérir une œuvre rare, mais aussi garantir sa transmission aux générations futures.
L'illustration : un complément ou une distraction ?
L'illustration dans les livres est un sujet de débat parmi les bibliophiles. Pour certains, elle enrichit le texte, offrant une interprétation visuelle qui peut parfois égaler, voire surpasser, le contenu littéraire. C'est le cas des « livres de peintres », où des artistes comme Derain, Picasso ou Lautrec créent des œuvres graphiques inspirées par des textes d'Apollinaire, Ovide ou Renard. Cependant, pour d'autres, une illustration ne fera jamais que distraire du texte, en particulier lorsqu'il s'agit de chefs-d'œuvre littéraires qui n'ont nul besoin de ce supplément visuel. Le véritable amateur de livres illustrés, souvent plus iconophile que bibliophile, recherche avant tout la qualité artistique de l'illustration, préférant parfois une belle gravure à un grand texte.
La reliure : une protection devenue art
Bien avant l'invention de l'imprimerie, les manuscrits, précieux et rares, étaient protégés par des reliures. Si ces dernières avaient d'abord une fonction purement utilitaire, elles sont rapidement devenues des objets d'art en elles-mêmes. Le relieur, d'artisan, est devenu artiste, créant des « vêtements » pour les livres, qui non seulement les protègent, mais les embellissent. Toutefois, pour un bibliophile authentique, la reliure doit toujours rester au service du texte. Même somptueusement décorée, elle ne doit jamais éclipser le contenu du livre. C'est pourquoi beaucoup de bibliophiles préfèrent les reliures d'époque, celles qui accompagnent le livre depuis sa parution, à des reliures contemporaines, même plus riches ou plus belles.
La dédicace : un lien intime avec l'auteur
Une dédicace autographe, inscrite par l'auteur sur la page de garde d'un livre, confère à celui-ci une valeur émotionnelle inestimable. Elle témoigne d'une relation personnelle entre l'auteur et le dédicataire, rendant l'exemplaire unique. Imaginez la joie d'un bibliophile romantique, tenant entre ses mains un exemplaire de L’Éducation sentimentale, dédicacé par Gustave Flaubert à George Sand. Toutefois, toutes les dédicaces ne se valent pas, et celles apposées lors de séances de signature ou sur des exemplaires de presse perdent souvent de leur intérêt.
Le truffage : enrichissement ou artifice ?
Le truffage, qui consiste à ajouter des documents ou des autographes à un livre, est une pratique controversée. Lorsqu'il s'agit d'une lettre de l'auteur parlant de son œuvre ou d'un fragment du manuscrit original, cette pratique peut enrichir l'exemplaire. En revanche, ajouter des éléments sans rapport direct avec le livre est une démarche contestable, qui risque de détourner l'objet de son essence première.
Les connaissances du bibliophile : une érudition nécessaire
Être bibliophile, ce n'est pas seulement posséder des livres, c'est aussi acquérir un savoir sur ces derniers. La bibliophilie exige une connaissance approfondie des procédés d'impression, des différents types de papiers, et du vocabulaire technique lié au livre ou à la reliure. Rouveyre, dans son ouvrage monumental Connaissances nécessaires à un bibliophile, bien que parfois excessif, souligne cette nécessité. De plus, le bibliophile s'intéresse souvent à un ou plusieurs auteurs en particulier, dont il cherche à percer les secrets. Grâce à cette passion, de nombreux manuscrits et documents précieux ont été sauvés de l'oubli.
La bibliophilie contemporaine : entre tradition et innovation
Aujourd'hui, être bibliophile ne requiert pas nécessairement une grande fortune. Un amateur peut se constituer une bibliothèque de grand intérêt en se tournant vers des écrivains contemporains ou des domaines littéraires encore inexplorés. Un exemple notable est celui de Gaffé, qui collectionnait les textes des écrivains surréalistes à une époque où ils étaient largement méconnus. Un véritable bibliophile n'est jamais un spéculateur ; il achète des livres par amour, sans se soucier de leur valeur future.
Une bibliothèque, bien que reflet des goûts de son propriétaire, transcende souvent les modes de son époque. Certains bibliophiles du XIXe siècle, par exemple, privilégiaient les auteurs déjà consacrés, négligeant des talents tels que Nerval ou Balzac. Heureusement, le XXe siècle a vu l'émergence d'un plus grand éclectisme parmi les collectionneurs.
En fin de compte, la bibliophilie est une passion profonde, empreinte d'un certain orgueil discret. Chaque bibliophile est fier de sa collection, qu'il a patiemment constituée au fil des années, y consacrant une partie de son âme. Comme l'a si bien dit Dumercy : « Mieux vaut avoir du monde à sa vente qu’à son enterrement ». Une réflexion qui résume bien l'essence de cette quête inlassable de l'ouvrage parfait, non seulement pour sa valeur matérielle, mais surtout pour le plaisir et l'émotion qu'il procure.
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