Les œuvres de William Shakespeare continuent de réserver des surprises, même plusieurs siècles après leur rédaction....
La construction d’un discours pluriel sur la bande dessinée : entre réhabilitation et reconnaissance artistique.
Rodolphe Töpffer, souvent désigné comme le pionnier et théoricien du système de la bande dessinée, a posé dès 1833 les bases d'une réflexion sur ce nouveau langage visuel et textuel. Dans la préface de L’Histoire de Monsieur Jabot, il souligne la complémentarité nécessaire entre texte et dessin, affirmant que chacun, isolément, serait incomplet, mais que leur union forme un "roman" d'un genre unique. Cette perception visionnaire a eu un écho jusqu'à Goethe, qui voyait en Töpffer un créateur original capable d'atteindre des sommets s'il adoptait des thèmes moins frivoles.
Jean-Philippe Martin a identifié dans ces réflexions fondatrices les prémices de deux courants critiques : l’analyse du fonctionnement interne de l’œuvre d’une part, et le jugement esthétique visant à guider tant l’auteur que le lecteur d’autre part. Toutefois, malgré ces débuts prometteurs, la bande dessinée a rapidement vu sa légitimité contestée, conduisant à son exclusion du champ critique traditionnel et à la mise en place de discours antagonistes qui continuent de marquer les débats actuels.
I. L'infantilisation de la bande dessinée
1. La loi de 1949 et la protection de la jeunesse
Après la Seconde Guerre mondiale, la bande dessinée a été perçue comme une menace potentielle pour la jeunesse, cristallisant les craintes des autorités sur ses effets jugés néfastes. La loi du 16 juillet 1949, destinée à réguler les publications pour enfants, marque un tournant dans l'histoire du médium. La Commission de Surveillance et de Contrôle des Publications Destinées à l’Enfance et à l’Adolescence, créée pour appliquer cette loi, visait à restreindre l'accès des jeunes lecteurs aux récits illustrés jugés "démoralisants", contribuant ainsi à l'idée que la bande dessinée était une forme de littérature mineure, essentiellement réservée aux enfants.
Bien que la loi n'ait pas provoqué de répression judiciaire massive, elle a imposé des limites strictes aux éditeurs, particulièrement concernant les publications étrangères, notamment belges, qui devaient recevoir l'aval de la Commission avant leur importation. Cette période a vu se développer un discours hostile à la bande dessinée, la présentant comme un danger pour l'équilibre moral et social de la jeunesse.
2. Une censure implicite et un remodelage du contenu
Sous la pression de la Commission, les éditeurs, pour éviter des poursuites pénales, ont souvent cédé à l'autocensure. L'éditeur Lug, par exemple, a été contraint de modifier les comics américains qu'il publiait en France, atténuant la violence des scènes d’action et modifiant les visages et expressions pour répondre aux exigences de la Commission. Ce remodelage forcé a eu des effets désastreux sur le plan narratif et visuel, imposant à la production de bandes dessinées des normes issues de préjugés.
Harry Morgan décrit cette période comme une "domination des préjugés des éducateurs hostiles au genre". Cette attitude a cristallisé l'idée que la bande dessinée était une lecture infantile, une idée qui persiste encore dans certaines critiques contemporaines.
II. Le discours de réhabilitation : une entreprise nostalgique
1. L’émergence de la « bédéphilie »
Dans les années 1960, en réaction à ce discours répressif, un petit groupe d'intellectuels et de passionnés a commencé à réhabiliter la bande dessinée. Francis Lacassin, écrivain et éditeur, a joué un rôle clé dans cette réhabilitation, parlant d’un "acte d'amour" pour défendre les bandes dessinées américaines des années 1930. Ce mouvement, que Pascal Ory a décrit comme une forme de "démocratisation culturelle", a permis à la bande dessinée de gagner un statut nouveau, notamment à travers la création du Club des Bandes Dessinées (CBD).
Cette nostalgie pour l’"âge d’or" des récits en images, marqué par des personnages comme Superman ou Mickey, a toutefois restreint la réhabilitation de la bande dessinée à un cadre bien précis. La plupart des membres du CBD, nés entre 1926 et 1934, se sont focalisés sur les illustrés d'avant-guerre, délaissant les créations contemporaines. Le discours qui s'en est suivi a contribué à figer la bande dessinée dans une dimension nostalgique et infantile, sans véritable reconnaissance de son évolution artistique et narrative.
2. Une reconnaissance partielle et fragmentée
Malgré les efforts du CBD et des passionnés, la réhabilitation de la bande dessinée a souffert d'une approche restrictive, se limitant souvent aux bandes dessinées d’aventure ou aux récits héroïques. Cette vision n’a pas permis de mettre en valeur la bande dessinée dans sa diversité et sa richesse artistique. En cherchant à inscrire la bande dessinée dans un cadre littéraire préexistant, le CBD a paradoxalement limité sa reconnaissance en tant que forme artistique autonome.
III. La bande dessinée comme art à part entière : des discours divergents
1. L’émergence des études sémiologiques
Dans les années 1970, les universitaires, notamment les sémiologues, ont commencé à s'intéresser à la bande dessinée, contribuant à élargir le champ d'étude du médium. Cependant, ces chercheurs, souvent étrangers à l’histoire de la bande dessinée, ont parfois produit des analyses déconnectées des réalités créatives de ce médium. Cela a contribué à une certaine défiance des auteurs et passionnés vis-à-vis des approches scientifiques, jugées trop théoriques et peu adaptées à l’expérience de lecture propre à la bande dessinée.
2. La dualité des discours sur la bande dessinée
Alors que les études universitaires gagnaient en popularité, un fossé s'est creusé entre deux types de discours : celui des sémiologues, analysant la bande dessinée sous l’angle d'un "objet d'étude", et celui des passionnés, traitant la bande dessinée comme un "objet d’amour". Cette opposition a contribué à façonner le paysage critique, avec d’un côté un discours scientifique, souvent perçu comme déconnecté de la réalité de l’œuvre, et de l’autre un discours "fanique", focalisé sur la nostalgie et l’idéalisation du médium.
IV. Vers une critique moderne et une reconnaissance artistique
1. L’avènement d’une critique spécifique
Dans les années 1980 et 1990, des auteurs et éditeurs comme Thierry Groensteen, avec Les Cahiers de la Bande Dessinée, ont tenté de construire une critique plus adaptée aux spécificités de la bande dessinée, prenant en compte à la fois son langage visuel et narratif. Ce mouvement a permis de poser les bases d'une reconnaissance artistique, bien que cette critique spécialisée soit restée en marge des discours dominants.
2. L’affirmation d’un discours alternatif
Avec la création de maisons d'édition comme L’Association dans les années 1990, un discours plus radical a émergé, porté par des auteurs comme Jean-Christophe Menu. Leur approche consistait à s’émanciper des contraintes commerciales et à défendre la bande dessinée en tant que médium artistique complet. Ce discours alternatif s'est opposé frontalement à la vision commerciale et parfois nostalgique de la bande dessinée, affirmant que celle-ci devait être reconnue pour ses qualités propres, et non simplement comme une forme de littérature pour enfants ou collectionneurs.
Conclusion
L’histoire des discours sur la bande dessinée, depuis Rodolphe Töpffer jusqu’à aujourd’hui, témoigne d'une évolution marquée par des tensions entre exclusion et réhabilitation. Ces discours, qu’ils soient scientifiques, passionnés ou critiques, ont façonné la perception et la réception du médium. Aujourd’hui, la bande dessinée continue d’être un terrain de dialogue et de débat, entre ceux qui la considèrent comme un art à part entière et ceux qui y voient encore un médium enfantin. Pourtant, l’influence de ces différents discours a également permis à la bande dessinée de se renouveler, d’évoluer, et de s'affirmer dans toute sa complexité et sa richesse artistique.
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